Photo © R Mine Daisy, Plateforme Unsplash

Relancée par la toute récente annonce, par la ministre de la Culture, du Printemps de la ruralité, la question du lien entre le lieu de résidence de la population, les pratiques culturelles des habitants et leur accès à l’offre n’est pourtant pas nouvelle. L’aménagement culturel des territoires a été l’une des politiques prioritaires du ministère des Affaires culturelles à partir de 1959 et une politique volontariste d’implantation de l’offre s’est poursuivie pendant plusieurs décennies. Au début des années 2020, le territoire français s’avère toutefois toujours inégalement pourvu. Les territoires ultramarins sont, ainsi, toujours moins dotés d’équipements culturels labellisés que la France métropolitaine, et la situation varie d’une région à l’autre, que ce soit numériquement ou rapporté à la population régionale E. Millery, J.-C. Delvainquière, L. Bourlès, S. Picard, Atlas Culture : dynamiques et disparités territoriales culturelles en France, Paris, ministère de la Culture, DEPS, coll. « Culture études », no 3, 2022..

Qu’en est-il des pratiques culturelles et de loisir de la population ? Les loisirs des urbains et ceux des ruraux sont-ils de nature et d’intensité comparables ? Celles-ci varient-elles, comme on peut le supposer, selon le niveau d’équipement des territoires, mais aussi selon le lieu de résidence des individus, la mobilité nécessaire pour accéder à l’offre culturelle et d’autres critères plus classiques en sociologie de la culture comme le niveau de vie, le niveau de diplôme ou encore la catégorie socioprofessionnelle ? En d’autres termes, l’effet territorial vient-il renforcer les caractéristiques des publics de la culture et des publics éloignés de la culture ? L’enclavement territorial ou l’éloignement des centres urbains contribuent-ils à renforcer des écarts de participation culturelle ou bien conditionnent-ils des univers de pratique très différents selon que l’on est rural ou urbain ?

Pour le savoir, nous avons croisé, dans notre étude, la participation culturelle et les loisirs de la population Enquête Pratiques culturelles 2018, ministère de la Culture, DEPS : https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Etudes-et-statistiques/L-enquete-pratiques-culturelles. avec le type de territoire où résident les personnes afin d’identifier des différences ou des similitudes selon l’âge, le sexe, le niveau de diplôme, la catégorie socioprofessionnelle. Le temps d’accès à l’équipement le plus proche a ensuite été calculé, afin d’objectiver la question de l’accessibilité à l’offre culturelle.

Une population plus âgée et moins diplômée dans les communes rurales

Avant d’aller plus loin, il faut rappeler que la structure de la population n’est pas identique selon le type de territoire.

Tout d’abord, elle est plus jeune dans les grands centres urbains où les 15-24 ans représentent 18 % de la population contre 14 % dans l’ensemble de la population. À l’inverse, elle est plus âgée dans le rural où les plus de 60 ans représentent respectivement 36 % de la population des bourgs ruraux, 35 % du rural à habitat dispersé et 42 % du rural à habitat très dispersé (contre 32 % dans l’ensemble de la population). Ainsi, la part des 60 ans est trois fois plus élevée que celle des 15-24 ans dans les bourgs ruraux, et près de trois fois et demie supérieure dans le rural à habitat très dispersé. Dans les grands centres urbains, cet écart se réduit : les plus de 60 ans ne sont plus qu’une fois et demie plus nombreux que les 15-24 ans.

En outre, la part des familles n’est pas la même selon les territoires : les ménages composés d’un couple avec au moins un enfant sont plus nombreux dans les ceintures urbaines, où l’habitat pavillonnaire est plus répandu, et dans le rural à habitat dispersé et les bourgs ruraux.

Ensuite, les populations ne présentent pas les mêmes caractéristiques selon l’endroit où elles résident en matière d’emploi et de niveau de vie. Ainsi, la part des cadres est deux fois et demie plus importante dans les grands centres urbains que dans les territoires ruraux. À l’inverse, la part des employés et des ouvriers est plus importante dans le rural que dans les grands centres urbains.

Enfin, le niveau de formation des populations diffère selon le lieu de résidence. Près d’un tiers de la population est diplômée de l’enseignement supérieur en France en 2020, mais la population des grands centres urbains est surdiplômée par rapport à l’ensemble de la population (un effet propre à cette catégorie territoriale). La part des diplômés de l’enseignement supérieur est deux fois plus importante dans les grands centres urbains que dans le rural à habitat très dispersé (respectivement 41 % contre 22 % de la population).

Ces différences de structure de la population, selon la grille de densité, sont importantes à souligner car la participation culturelle des individus est étroitement corrélée au sexe, à l’âge, au niveau de diplôme et à la catégorie socioprofessionnelle O. Donnat, Pratiques culturelles, 1973-2008. Dynamiques générationnelles et pesanteurs sociales, Paris, ministère de la Culture, DEPS, coll. « Culture études », no 7, 2011..

Loisirs culturels de sortie : un effet territorial net en défaveur des habitants des espaces ruraux

Parmi les activités culturelles de la population, certaines peuvent se pratiquer à domicile, comme la lecture, par exemple, quand d’autres sont qualifiées de « sortie » et supposent de fréquenter un équipement culturel : aller à la bibliothèque ou au cinéma, assister à un spectacle, visiter un musée ou une exposition, etc. Pour ces pratiques de sortie et à la différence des pratiques domestiques, on peut supposer qu’elles sont en partie dépendantes de l’offre territoriale et de la mobilité des individus. On sait aussi qu’elles sont liées à la sociabilité D. Pasquier, La Sortie au théâtre, Paris, ministère de la Culture, DEPS, coll. « Culture études », no 1, 2013., ce qui renvoie aux caractéristiques sociodémographiques des personnes : plus développée chez les jeunes et, à contrario, moins chez les seniors qui vont préférer des loisirs domestiques, comme l’avait montré la dernière enquête Emploi du temps de l’Insee C. Brousse, « Travail professionnel, tâches domestiques, temps “libre” : quelques déterminants sociaux de la vie quotidienne », Économie et Statistique, nos 478-479-480, 2015.. Or, il faut garder à l’esprit que la structure de la population est plus jeune dans les grands centres urbains, plus âgée dans le rural.

Pour illustrer les pratiques de sortie, prenons l’exemple des sorties au théâtre ou au musée, pour lesquelles les écarts les plus marqués s’observent.

Un peu plus de quatre personnes sur dix ont assisté à un spectacle et près de trois sur dix ont visité un musée ou une exposition en 2018, d’après l’enquête Pratiques culturelles Enquête Pratiques culturelles 2018, op. cit.. Un effet contrasté de territoire s’observe entre les populations résidant dans les grands centres urbains, dont la pratique de sortie est supérieure à la moyenne dans la population générale, à l’inverse de celles résidant dans les centres urbains intermédiaires, les petites villes et le rural dispersé qui déclarent des taux de pratique moindres.

Il y a là sans doute un effet d’offre, que ce soit dans le domaine du spectacle ou des musées : 61 % des théâtres et 55 % des scènes (de spectacle ou de musique) sont situés dans les grands centres urbains, 18 % des théâtres et 31 % des scènes le sont dans les centres urbains intermédiaires. Dans les grands centres urbains, le temps d’accès à la scène la plus proche est inférieur à 15 minutes, alors que dans le rural à habitat dispersé et très dispersé, 82 % des scènes les plus proches sont situées à plus de 15 minutes du lieu de résidence des personnes. Un tiers des 1 200 musées bénéficiant de l’appellation « musées de France » sont situés dans les grands centres urbains, 38 % dans l’urbain intermédiaire et 29 % seulement dans le rural. Les lieux d’exposition labellisés se trouvent très largement en milieu urbain, même si ces établissements labellisés ont des missions de service public d’action hors les murs, notamment en zones rurales. Les trois quarts des lieux muséaux et d’exposition les plus proches sont accessibles à moins de 15 minutes, dont un quart à moins de 5 minutes. Les temps d’accès sont bien sûr plus élevés pour les habitants du rural à habitat dispersé ou très dispersé : plus de 15 minutes pour 62 % d’entre eux.

Est-ce à dire que la sortie au spectacle ou au musée est, en partie, déterminée par la présence d’un équipement culturel sur le territoire ? Le fait que quatre habitants sur dix de zones rurales à habitat dispersé ou très dispersé, particulièrement peu dotées d’équipements de spectacle vivant, ont assisté à au moins un spectacle dans l’année invite à modérer ce point de vue. Ces populations, mobiles, se déplacent pour travailler, mais sans doute aussi pour des sorties à motif culturel. Ensuite, la pratique au sein des cadres et des diplômés de l’enseignement supérieur de la population rurale à l’habitat dispersé ou très dispersé est plus élevée que celle de leurs homologues des bourgs ruraux ou de l’urbain intermédiaire. Ainsi, s’il y a un effet territorial discriminant pour les habitants de l’urbain intermédiaire et du rural, il n’exclut qu’une partie de la population au sein de ces espaces, tandis que les personnes qui possèdent les propriétés sociales et le capital culturel maintiennent un taux de pratique, certes plus faible que celui de leurs homologues résidant dans l’urbain dense, mais plus élevé que celui observé dans tous les autres types de territoire.

L’analyse a aussi porté sur d’autres pratiques comme le fait d’aller à la bibliothèque, au cinéma ou à un festival. L’écart de participation entre les habitants des grands centres urbains et les habitants de l’urbain intermédiaire et du rural est toujours présent, dans des proportions plus ou moins fortes, à l’exception de la pratique festivalière qui semble aussi bien partagée par les urbains que les ruraux. La bibliothèque et le cinéma sont pourtant les deux équipements culturels les plus présents sur le territoire. Il est donc difficile de conclure à un simple effet d’offre, même si celle-ci est plus qualitative (amplitude des horaires d’ouverture, surface, fonds et qualification des personnels pour les bibliothèques) ou plus fournie (nombre d’écrans et de fauteuils pour les cinémas) dans l’urbain. Concernant la fréquentation des bibliothèques, par exemple, celle-ci reste déterminée par le niveau de diplôme et la catégorie socioprofessionnelle : dans le rural à habitat dispersé et très dispersé, le taux de fréquentation des diplômés de l’enseignement supérieur est comparable à celui de leurs homologues résidant dans les grands centres urbains, et celui des cadres est même supérieur et le plus élevé pour les cadres, quel que soit leur lieu de résidence.

Graphique : Sorties culturelles au cours des douze derniers mois selon la grille de densité
Sorties culturelles au cours des douze derniers mois selon la grille de densité

Télévision, radio, podcasts : un plus fort engagement des habitants du rural et de l’urbain intermédiaire

Les loisirs médiatiques – comme le fait de regarder la télévision, d’écouter la radio ou des podcasts – sont eux aussi marqués par de forts écarts d’engagement dans la pratique selon le lieu de résidence des personnes. Six personnes sur dix déclarent écouter la radio quotidiennement, avec un taux de pratique supérieur pour les résidents du rural et des ceintures urbaines. Le temps de transport entre le domicile et le lieu de travail peut en partie expliquer ce résultat. On sait en effet qu’un tiers des actifs en emploi résident dans une commune rurale et que seuls 25 % d’entre eux résident et travaillent dans la même commune tandis que près de la moitié de ces actifs travaillent en zone urbaine et se déplacent donc plus que les urbains. De plus, la distance parcourue par les actifs en emploi résidant dans le rural est plus élevée que celle de l’ensemble des travailleurs (13 km contre 8 km) S. Chaumeron et A. Lécroart, « Le trajet médian domicile-travail augmente de moitié en vingt ans pour les habitants du rural », Insee Première, no 1948, mai 2023.. Concernant l’écoute de podcasts, l’écart de pratique observé selon le lieu de résidence est moins significatif que l’effet d’âge : ce sont d’abord les jeunes qui se sont emparés de ce nouveau format, tandis que les plus âgés demeurent attachés à l’écoute de programmes radiophoniques, ce qui vient confirmer la dimension générationnelle dans l’appropriation des supports de diffusion de la musique et, plus généralement, des contenus culturels O. Donnat, Approche générationnelle des pratiques culturelles et médiatiques, Paris, ministère de la culture, DEPS, coll. « Culture prospective », no 3, 2007. Ph. Lombardo, L. Wolff, Cinquante ans de pratiques culturelles en France, Paris, ministère de la Culture, DEPS, coll. « Culture études », no 2, 2020..

Graphique : loisirs médiatiques selon la grille de densité
Loisirs médiatiques selon la grille de densité

Concernant la télévision, « invitée permanente O. Masclet (sous la direction de), L’Invité permanent. La réception de la télévision dans les familles populaires, Paris, Armand Colin, « Individu et Société », 2018. » des ménages, un média « qui s’inscrit et se fond dans les routines quotidiennes du foyer D. Pasquier, « Les publics, entre usages de la télévision et réception des programmes », Réseaux, vol. 229, no 1, 2015. » et occupe une place centrale, elle reste le premier loisir à domicile à la fin des années 2010. Un effet territorial distingue les habitants des grands centres urbains dont le taux de pratique est inférieur à la moyenne de la population générale. Cette moindre pratique concerne toutes les catégories sociodémographiques des habitants des grands centres urbains : âge, niveau de diplôme et catégorie socioprofessionnelle. Pour autant, les habitants du rural à habitat dispersé et très dispersé ne sont pas ceux qui regardent le plus la télévision : ce sont les habitants des centres urbains intermédiaires et des petites villes ainsi que des ceintures urbaines qui déclarent les plus forts taux de pratique. L’urbanité versus la ruralité n’est donc pas le principal indicateur discriminant. Le mode de logement, la composition des foyers et la concurrence d’autres loisirs expliquent sans doute cette distribution différente concernant la télévision selon le lieu de résidence.

Loisirs ludiques et ordinaires : des univers de pratiques différents pour les ruraux et les urbains

L’enquête Pratiques culturelles, mise en œuvre pour la première fois au début des années 1970, avait la double ambition de rendre compte de la montée en puissance de la civilisation du loisir conceptualisée par Joffre Dumazedier J. Dumazedier, Vers une civilisation du loisir ?, Paris, Seuil, 1962 ; J. Dumazedier, Révolution culturelle du temps libre : 1968-1988, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1988. et de mesurer la progression des pratiques culturelles de la population, un peu plus de dix ans après la création du ministère des Affaires culturelles par André Malraux en 1959. L’enquête démarre ainsi par une série de questions très générales sur le rapport au temps libre : bricolage, jeu, chasse, pêche, pratiques sportives et formes de sociabilités permettent d’en savoir plus sur ces loisirs qui ont en commun d’être des temps soustraits aux temps contraints (travail et tâches domestiques), qu’ils soient culturels, ordinaires ou relevant des « semi-loisirs » Ph. Coulangeon, P.-M. Menger, L. Roharik, « Les loisirs des actifs : un reflet de la stratification sociale », Économie et Statistique, nos 352-353, 2002..

Si l’on s’intéresse à quelques pratiques de loisir dites « d’autoproduction » comme les travaux d’aiguille (tricot, broderie ou couture), le bricolage et la décoration, le jardinage, les habitants du rural sont plus nombreux à déclarer ces loisirs, en particulier le bricolage et le jardinage. On observe cependant un désinvestissement des catégories populaires pour certaines de ces pratiques, historiquement liées à la capacité des ménages populaires à améliorer leurs conditions de vie, tandis que les cadres et les plus diplômés, à l’inverse, sont plus investis dans ces pratiques. Si l’on ne peut exclure un effet de renforcement du manque de ressources (manque de terrain pour cultiver son jardin, d’espace dédié pour bricoler ou coudre par exemple) qui pénaliserait les ménages les plus modestes, force est de constater que « l’omnivorisme En sociologie, le terme « omnivorisme » renvoie historiquement au processus de diversification des répertoires culturels observé chez les populations appartenant aux classes socioéconomiques favorisées. Dans ce contexte, la notion renvoie à la diversité des goûts et des pratiques culturelles de la population, mais aussi au répertoire plus large des loisirs. [NDLR]. », documenté pour les goûts (l’éclectisme), s’étendrait aussi aux loisirs ordinaires et que loin de rejeter des activités peu distinctives, les catégories supérieures les plus diplômées se caractérisent au contraire par un spectre d’activités plus large que celui des catégories populaires, moins nombreuses à déclarer bricoler, jardiner, y compris dans l’espace rural. Dans le cas de la cuisine (« cuisiner de bons petits plats »), les plus diplômés des espaces urbains sont ceux qui déclarent le plus s’adonner à ce loisir. Cuisiner est devenu une pratique distinctive, plus investie par les diplômés et les cadres, en particulier en ville.

Graphique : Loisirs ordinaires selon la grille de densité
Loisirs ordinaires selon la grille de densité

Urbains ou ruraux, une stratification sociale des loisirs qui résiste à la question territoriale

Les habitants de l’urbain dense et ceux du rural à habitat dispersé ou très dispersé se distinguent par les activités de loisir qu’ils pratiquent pendant leur temps libre. Moins engagés dans les pratiques culturelles de sortie, les habitants du rural leur préfèrent des loisirs domestiques ou médiatiques. Si l’éloignement des grands centres urbains, où se concentrent l’offre culturelle et les services, explique en partie cet effet territorial, on observe qu’il concerne moins les cadres et les plus diplômés du rural. On peut faire l’hypothèse que ces populations, par effets de revenus et de capital symbolique, ont les moyens d’une plus grande mobilité, y compris culturelle. La mobilité culturelle, des œuvres et des populations, est ainsi l’un des enjeux majeurs à prendre en compte pour répondre à la question de l’engagement culturel des populations.