L'industrie a-t-elle fait du rap mainstream une caricature sexiste et raciste ?

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L'industrie a-t-elle fait du rap mainstream une caricature sexiste et raciste ?

Par
La philosophe et autrice Benjamine Weill.
La philosophe et autrice Benjamine Weill.

Dans son nouvel essai "A qui profite le sale ?", la philosophe et autrice Benjamine Weill s'interroge sur le sexisme et le racisme qui gangrènent le rap français mainstream et sur la manière dont l'industrie musicale l'exploite via des idoles stéréotypées.

Benjamine Weill a une longue histoire avec le rap. Cette philosophe de formation a assisté aux balbutiements de la culture hip-hop hexagonale mais c'est aux États-Unis qu'elle a véritablement embrassé le mouvement, en fréquentant les fameuses bloc parties du Queens et en découvrant les premiers titres de monuments tels que Mobb Deep, Cypress Hill, Coolio ou Nas.

Près de trois décennies plus tard, le hip-hop qu'elle a connu a beaucoup évolué, pour le meilleur... comme pour le pire. Dans son livre, Benjamine Weill s'interroge sur certaines dérives du rap mainstream actuel, tel qu'il est conçu et poussé par l'industrie. Elle propose aux lectrices et aux lecteurs une réflexion enrichissante à propos d'un style musical que l'industrie s'est en partie approprié, quitte à le vider de toute substance idéologique et à en renforcer les pires aspects, comme le sexisme, ou le racisme. Discussion avec une passionnée, pour l'amour du rap.

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Mouv' : Vous venez tout juste de publier un essai dont le sous-titre est "Sexisme, racisme et capitalisme dans le rap français"... Un riche programme ! Comment est née l'idée de traiter de ces sujets ?

Benjamine Weill : J’ai toujours baigné dans la culture hip-hop mais j’ai dû arrêter mon digging pendant une dizaine d’années pour mon boulot. Quand j’ai recommencé à écrire sur le rap en 2015, on m’a renvoyé à mon genre, ce qui ne m’était jamais arrivé jusque-là.

Ensuite on m’a questionné sur la supposée incompatibilité entre mon féminisme et mon écoute du rap. J’ai refusé ce questionnement pendant un moment puis j’ai fini par tirer le fil du sexisme. Je me suis rendue compte que l’on avait construit dans les médias et dans l’industrie une image extrêmement viriliste du rap. Ce qui me dérange, ce n’est pas qu’il y ait un peu de virilisme, mais que ce ne soit plus que ça et que l’image du rappeur mainstream soit forcément un homme non-blanc et inculte. On tombe vraiment dans la caricature de ce qu’on combattait à l’époque.

Il y a un paradoxe entre le fait que le rap a gagné économiquement, qu’il est partout, mais qu’il est culturellement dénigré. C’est là que j’ai compris qu’il y avait d’autres enjeux et que ça ne tournait pas qu’autour du sexisme.

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Dans le rap français mainstream, on n'a l'impression qu'il n'y a pas de place pour les femmes en dehors des deux profils-type habituels : l'artiste engagée avec un rap et un discours très durs (Diam's, Casey...) ou celle qui va significativement jouer de sa féminité (Shay, Liza Monet...). Pourquoi ?

Aujourd’hui, je trouve que la jeune génération de femmes propose des choses très diversifiées. Mais il y a depuis longtemps cette idée que pour être une femme dans le rap, il faut soit être une « bad bitch », soit ce qu'on appelait à l'époque "un garçon manqué".

Par contre, si on est une vraie « bad bitch », on est forcément mal vue. Dealer de la coke ne pose pas de problème dans le rap, mais se prostituer, oui. D’un côté, c’est la "street cred’" mais de l’autre ça ne marche pas. Pourtant, c’est la même démerde, c’est le même système D.

Aujourd’hui, j’ai quand même l’impression qu’il y a un nouveau panel d’artistes qui sont en train de réinventer ce que le féminin a envie de raconter. Les cinq rappeuses du morceau Ahoo ont par exemple toutes leur particularité. Le Juiice peut parler de sexualité de manière très ouverte tout en ayant des morceaux plus axés sur la moula ou sur des sujets très conscients ; Davinhor joue sur un personnage très caillera mais extrêmement féminine ; Bianca Costa est sur quelque chose de plus sensuel ; Chilla ressemble plus au modèle Diam’s et Vicky R propose quelque chose qu’on a encore jamais vu.

Comment se fait-il que ce morceau n'ait pas eu plus de retentissement d'ailleurs ?

C’est l'un des éléments déclencheurs du livre. Il y a un vrai problème : on a cinq nanas qui se réunissent pour un très bon morceau, avec un clip produit par Canal +, et au final, on a plus parlé de la réalisation au drône que ce que les artistes ont fait…

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Comment se fait-il que le sexisme soit aussi peu décrié dans le milieu ? C'est un sujet de société et d'actualité omniprésent aujourd'hui, mais le monde du rap ne semble pas déterminé à s'en saisir.

On le sait aujourd’hui : les rappeurs sont incités par leur public et par leurs DA à « faire du sale ». Le problème c’est que le rap reste en majorité une musique faite par des non-Blancs. On n’a pas donc pas trop envie de parler du sexisme dans le rap parce qu’il y a le risque de verser dans le racisme. Alors que les deux sont liés !

A force de dire à des artistes non-blancs de « faire du sale », on véhicule des images qui correspondent aux idées de la droite, voire de l’extrême-droite. Et à force de laisser exister le sexisme, en se disant que le rap est un lieu où le sexisme peut s’exprimer, on induit aussi l’idée que les non-Blancs sont plus sexistes que les autres, ce qui est faux. Et raciste.

C'est d'ailleurs la critique la moins "évidente" que comporte le livre : on a du mal à comprendre comment le rap peut être raciste. Vous expliquez que l'industrie pousse les rappeurs à formater leur personnage pour correspondre à ces stéréotypes.

Bien sûr, un morceau comme Daddy Chocolat de Gazo et Koba LaD en est bon exemple. Parler de « chocolat » pour parler de couleur de peau, c'est historiquement un gros cliché raciste.

Il y a du racisme intériorisé partout aujourd’hui. D’ailleurs, ne pas être blanc, ou être une femme, ne sont pas des totems d’immunité contre le racisme. On ne peut pas se dire : « Ah, s’il y a une femme c’est bon ! » ou « Ah, s’il y a des Noirs, c’est bon ! ». Non, ce serait trop facile et ça ne suffit pas. Derrière, ce sont des Blancs qui tiennent le système, du côté de l’industrie comme des médias. Ce n’est pas anodin, tout ça répond à des logiques de formatage. C’est un paradigme qu’il faut faire évoluer.

Vous dites que le rap est victime d'appropriation culturelle... mais n'a-t-il pas plutôt embarqué de nouveaux acteurs en devenant une culture globale ?

Ça, c’est ce qu’on se disait au début des années 2010. « Ça y est, on a gagné. » C’est une réalité parce qu’aujourd’hui, il n’y a plus une campagne de pub, de clip ou de film sans une référence hip-hop. Les vêtements ont changé, le vocabulaire a changé… Donc quelque part, c’est gagné.

Sauf que du côté social et culturel, on n’y est toujours pas. Le rap est toujours la musique la plus décriée et il est toujours abordé dans les médias généralistes par le prisme des faits-divers. On a misé dessus comme on a misé sur l’esclavage... C’est terrible à dire mais il y a cette idée de personnes non-blanches qui bossent pour des cadres et des DA blancs, et qui ramènent de la moula. Derrière, il n’y a pas beaucoup de respect des gens. Et c’est le cas chez tous les directeurs de labels. On est sur de l’ultra-libéralisme.

Justement, sur ce dernier point, vous dites que le rap a été récupéré par la doctrine libérale quand il a été "déraciné de son terreau hip-hop"... Que voulez-vous dire par là ?

J’aime beaucoup cette analogie de jardinage. A la base, le rap est une branche de l'arbre hip-hop. Sur les autres branches, il y a le DJing, le graffiti, la danse et le beatbox. Cet arbre a une sève et a grandi dans un terreau constitué de l’idée d’inclusivité et d’émancipation. Ce qui ne veut pas forcément dire qu’il y a toujours eu un progressisme absolu, mais en tout cas il y a eu au départ cette idée très hip-hop de pouvoir quitter la place à laquelle on nous a cantonné, de s’arracher des conditions dans lesquelles on a baigné.

Au final, l’industrie a fait de l’appropriation culturelle parce qu’elle a arraché la branche rap. Elle en a fait une bouture qu’elle a plantée dans un terreau plus libéral, plus industriel et plus formaté. Elle garde encore quelques éléments de sa terre d’origine mais au fur et à mesure qu’elle grandit, ils disparaissent. Mais pour moi, le hip-hop n’est pas mort parce qu’il est toujours quelque part dans la plante rap.

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Finalement, ces clichés sexistes, racistes et capitalistes sont présents dans la société toute entière... Pourquoi donc pointer le rap spécifiquement ?

La plupart des critiques qui s’adressent au rap s’articulent autour de ces thématiques du sexisme, du racisme et du capitalisme. J’avais envie d’étudier ces attaques et de les retourner : ne pas les approuver, ni les rejeter bêtement.

Et puis surtout, pour moi, le rap est l’objet intersectionnel par excellence. On ne peut le comprendre qu’en l’étudiant sous ces trois aspects, qui s’imbriquent autour du sexisme. En fait, mon idée était de montrer que faire du rap l’étendard viriliste suprême était l’expression ultime du racisme et du capitalisme.

Comment peut-on essayer de dépasser ces constructions stéréotypées ?

Je n’ai pas la prétention de détenir la solution. Je pense qu’il y a plusieurs pistes de réflexion. Il faudrait déjà considérer le rap comme un art protéiforme : il y a autant de raps qu’il y a de gens qui ont envie d’en écouter et le rap n’a pas besoin de rentrer dans des moules.

Ensuite, il faudrait plutôt considérer les rappeurs comme des exemples, et non comme des modèles ou des idoles.

Il faut aussi les considérer davantage comme des artistes « comme les autres » et ne plus les réduire uniquement à cette étiquette de "rappeur" (même si le rap est bien évidemment un art). Autrement, on a quelque chose de subalterne qui se met en place, donc quelque chose de hiérarchisant, et donc de potentiellement raciste.

Il faut aussi qu’il y ait suffisamment de femmes dans l’industrie. Une seule ne suffit pas, parce qu’elle finit par intérioriser le système, et par être plus royaliste que le roi pour réussir à se faire une place. Surtout, il faudrait aussi que ceux qui parlent de rap, les commentateurs et les journalistes, s’emparent de la question. Ce sont eux les plus gros influenceurs dans le milieu du rap aujourd’hui. Ils ont la possibilité de s'en saisir mais restent aujourd’hui bien trop frileux sur ces sujets.

Quels nouveaux artistes vous inspirent et semblent sortir de ces schémas ?

J’ai envie de parler de Lefa. Il ne rentre pas dans ces schémas, critique énormément le libéralisme et le racisme, et il dit d'ailleurs régulièrement qu’il arrête le rap, en partie à cause de l’industrie.

Alpha Wann propose aussi quelque chose de différent et il est en totale indépendance. Et pour le troisième, j’aurais envie de citer Laylow, car il propose une réflexion très intéressante sur le virilisme.

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Je pourrais aussi te parler de Casey ou de SwiftGuad, car ce sont des artistes dont les carrières n’ont pas jamais misé sur le sexisme ou les caricatures... Même si le rap est devenu un produit, il ne se résume pas qu’à ça.

Les acteurs et les amateurs de cette musique ont longtemps évité de la critiquer parce que le genre a longtemps été ostracisé, pointé du doigt, invisibilisé... Mais aujourd'hui que "le rap a gagné", pourquoi est-ce important de discuter de ses maux ?

Le rap a presque cinquante ans aujourd’hui. Il y a un âge où il faut commencer à se poser des questions sur soi-même et se regarder en face.

Propos recueillis par Valentin Després.