« Musiques actuelles : l’ère de l’avatar » est le troisième article du dossier « La conquête des mondes virtuels par les musiques actuelles »
La notion d’avatar est devenue prégnante depuis les récents concerts au sein des plateformes de jeux vidéo et de réalité virtuelle. Le groupe virtuel K/DA a ainsi récemment donné une interview pour assurer la promotion de son premier album. Mais quels sont les enjeux et perspectives qui sous-tendent ce développement des avatars ?
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Genèse des artistes virtuels
Le terme avatar vient de la religion hindoue, à l’origine il désigne l’incarnation d’une divinité, principalement les différentes incarnations du dieu Vishnou. Les informaticiens ont repris ce terme pour désigner l’incarnation numérique d’un utilisateur, sa représentation virtuelle. Mais les avatars n’ont pas attendu l’ère du numérique pour s’immiscer dans les créations musicales.
Le premier groupe virtuel moderne reconnu naît aux USA, The Chipmunks. Ce dernier est composé de trois chipmunks (le tamia en français) humanisés : Alvin, Simon et Theodore. Les voix sont en fait assurées par Ross Bagdasarian Sr. qui atteint le niveau sonore aigu des petits mammifères par une accélération du pitch des bandes sonores vocales. Le groupe devient célèbre via un show télévisé qui débute à la télévision américaine en 1962, quatre ans après la sortie du premier titre. Le groupe est encore actif de nos jours (plus de 40 albums à son actif), la franchise ayant été transmise au fils du créateur Ross Bagdasarian Jr.
C’est au Japon que les groupes virtuels vont connaître un essor sans précédent dans les années 1980. En lien avec l’intense production d’animés nippons, des idoles virtuelles telles que Lynn Minmay (interprétée par la chanteuse Mari Iijima) naissent et connaissent un grand succès au sein du pays du Soleil levant. On peut citer aussi le groupe fictif Fire Bomber tiré du dessin animé Macross 7 qui va vendre un très grand nombre de CD dans les années 1990.
Ces succès vont inspirer de nouveaux projets artistiques de l’autre côté de l’Eurasie. Pour leur album Discovery les Daft Punk convainquent l’auteur japonais Leiji Matsumoto (dessinateur d’Albator) de dessiner pour le film Interstella 5555 qui va mettre en image le second album du duo français. De ce film réalisé par Kazuhisa Takenouchi, 5 scènes contenant les singles vont ensuite être extraites pour servir de supports aux clips promotionnels. L’animé retrace les aventures d’un groupe de musique populaire qui interprète notamment « One More Time » devant une foule de fans réunis pour le concert. Dans ce sens, ces personnages correspondent à l’incarnation visuelle de la musique composée par les Daft Punk.
Cinq ans plus tôt, se crée le groupe virtuel le plus connu de l’histoire (occidentale) : Gorillaz. Gorillaz naît de la rencontre entre Damon Albarn, alors membre de Blur, et le dessinateur Jamie Hewlett. Les deux acolytes vont inventer quatre musiciens virtuels : 2D, Murdoc Niccals, Russel Hobbs et Noodle. Un véritable groupe virtuel qui vit grâce aux clips produits, aux représentations animées sur les écrans présents durant les représentations scéniques, mais aussi grâce à un site web interactif et à de nombreuses fausses interviews des membres du groupe. Les deux artistes dotent donc le quatuor d’un récit fictif qui participe à la popularité du nouveau projet et qui se construit au fur et à mesure des albums sortis. En réalité la musique est composée par Damon Albarn qui s’entoure de nombreux artistes sur les titres interprétés et, sur scène, de musiciens réguliers pour assurer les différentes lignes instrumentales des compositions. Le groupe virtuel représente là l’avatar du projet artistique porté par le duo.
À la suite, d’autres projets musicaux virtuels tels que One-T ou bien Crazy Frog vont connaître un certain succès dans les charts occidentaux, mais leurs succès restent éphémères comparés à celui désormais presque intemporel de Gorillaz.
Les retombées économiques de l’avatar
Derrière ces avatars artistiques et autres créations virtuelles se cachent une multitude de modèles économiques dont les buts et les moyens diffèrent.
Les clones virtuels : une source de revenus variés
Le clone est l’une des utilisations possibles de l’avatar pour les artistes. C’est l’option choisie par tous les artistes que nous avons mentionnés dans nos chapitres précédents. Celui sur les jeux vidéo avec la représentation de Travis Scott dans Fortnite ou David Bowie se matérialisant dans The Nomad Soul. Et celui sur les mondes virtuels où l’on peut citer la reconstruction virtuelle des traits de Jean-Michel Jarre, Lindsey Sitrling, John Legend, Tinashe… Si John Legend et The Weeknd ont effectué des concerts via leurs avatars virtuels pour des causes caritatives, ce n’est pas le cas de Travis Scott ou bien Lil Nas X. Bien que gratuits, ces concerts dans les jeux vidéo se sont accompagnés d’une importante vente de merchandising en ligne (skins) comme on le notait déjà dans notre premier volet. Travis Scott aurait gagné 20 millions de dollars en partie grâce aux revenus générés par ce procédé. Des ventes de skins et d’accessoires virtuels qui peuvent aiguiller vers une autre utilisation de l’avatar.
Genies est une plateforme qui s’est spécialisée dans la création d’avatars identifiables par la forme spéciale de leurs designs, la tête étant surdimensionnée par rapport au corps. Ces avatars se destinent au grand public, et la société souhaite concurrencer BitMoji, l’application d’avatar virtuel de Snap Inc. Elle a déjà collaboré avec de nombreux artistes pour promouvoir son format, et ses avatars sont exportables dans d’autres jeux ou applications. Offset des Migos a utilisé son avatar pour le remplacer dans des partenariats avec des marques comme l’indique cet article de Techcrunch. Et ce faisant, les marques ont habillé l’avatar virtuel de l’artiste. Un modèle économique que l’on retrouve aussi chez les influenceurs virtuels.
La startup Jadu, elle, se positionne principalement sur la création d’avatar virtuel d’artistes. Ce studio basé à Los Angeles capte l’apparence virtuelle des artistes pour la recréer et la transformer dans un environnement 3D. Le but ? Permettre aux artistes de réutiliser cette captation d’images virtualisées dans d’autres contextes, comme pour Andy, le chanteur du groupe de metalcore américain Crown The Empire, comme l’indique le site Alt Press. Dans ce cas précis, l’avatar virtuel permet aux fans de pouvoir danser à côté d’Andy grâce à une fonctionnalité en réalité augmentée : le fan enregistre son environnement avec la caméra de l’iPhone, puis y place l’hologramme, avant d’ensuite s’enregistrer en train de danser à ses côtés. Là, nous ne sommes plus sur une visée de gain mais plus sur un moyen d’accompagner une sortie en proposant une expérience enrichie à ses fans.
L’avatar comme émancipation de l’existant
À l’instar de Damon Albarn et de son projet Gorillaz, les avatars peuvent être aussi l’occasion pour les artistes de partager un nouveau projet artistique distinct. Un projet qui permette à l’artiste d’explorer des esthétiques ou des manières de faire qui ne s’accorderaient pas avec l’image que ce dernier s’est bâtie professionnellement parlant. En cela l’avatar permet de se différencier et de toucher un public différent. Ce concept est à mettre en lien avec les alias artistiques dont les musiciens de musiques électroniques sont coutumiers. L’artiste Traumprinz (dont l’identité reste encore aujourd’hui un mystère pour le profane) possède ainsi une multitude d’identités (Prince of Denmark, DJ Metatron, Prime Minister of Doom, DJ Healer…) qui lui permettent de lier ces alias à des esthétiques (très légèrement) différentes, certains projets étant destinés au dancefloor tandis que d’autres explorent des horizons plus oniriques. Dans un style plus patronymique disons, Rune Reilly Kölsch a pris le nom de scène Kölsch pour s’éloigner du succès commercial de son premier titre enregistré sous le nom de Rune RK « Calabria ». La liste de ces musiciens aux multiples alias est longue et touche pratiquement toutes les esthétiques.
La chanteuse Grimes a récemment décidé de créer un nouveau projet artistique distinct. Ce projet intitulé WarNymph tourne autour d’un nouvel élan artistique et d’un avatar créé sur mesure par le designer français Dylan Kowalski. Ce projet naît alors que le confinement débute en Occident et que la chanteuse vient d’accoucher. C’est un projet qui répond donc aussi à une problématique pratique, comment tourner et produire de la musique tout en pouvant s’occuper de son enfant. Comment aussi dépasser l’horizon artistique du projet Grimes pour explorer un nouvel univers. Enfin comment continuer à faire des partenariats mais dans l’espace digital, une problématique qui recoupe un peu celle du rappeur Offset utilisant son Genies pour des collaborations promotionnelles.
L’action de Grimes est cependant différente dans le sens où elle a cherché à se singulariser et à dissocier son personnage réel de cet avatar virtuel. Le travail réalisé par le designer français a donc été primordial dans cette perspective. Depuis mars et une musique de présentation sortie sur les plateformes, le projet n’est pas allé plus loin. Entre-temps l’artiste s’est pourtant associée avec la startup Endel pour créer une intelligence artificielle génératrice de musique ambient à partir de ses enregistrements, AI Lullaby, sans pour autant reprendre WarNymph pour l’opération.
La nouvelle économie des artistes virtuels
En Asie, la boîte de management japonaise Horipro crée dès 1995 une idole totalement virtuelle qu’elle va traiter comme un véritable talent de son roster, avec un travail de design et d’animation pionnier dans lequel la firme investit une somme considérable d’argent. Le succès commercial n’est cependant pas au rendez-vous et Kyoko Date se fait peu à peu oublier.
Au contraire d’Hatsune Miku. Hatsune Miku est une nouvelle idole virtuelle issue du logiciel Vocaloid 2 (puis du 3 et du 4) développé par Yamaha une décennie après Kyoko Date, en 2007 plus précisément. C’est l’incarnation commerciale de ce synthétiseur vocal qui permet aux utilisateurs de taper la musique et les paroles pour en faire sortir une chanson. Grimée en jeune fille de 16 ans aux cheveux cyan, Miku devient rapidement une icône de la pop culture nippone et va même jusqu’à se produire sur scène en 2009 via un écran transparent sur lequel est projetée l’image animée de l’idole. En France, VoxWave s’appuie sur le logiciel CeVIO™ Creative Studio pour créer son pendant dans la langue de Molière. La première idole virtuelle franco-japonaise appelée Alys naît ainsi en 2014. Alys dont l’aspect et les textes sont le fruit d’une collaboration entre différents artistes dont Tai Shindehai du groupe Starrysky pour les compos et Lachesis pour les textes (du moins à ses débuts).
Artistes virtuels et réseaux sociaux
L’essor des nouveaux réseaux sociaux centrés sur l’image (Instagram, Snapchat, TikTok) a provoqué une nouvelle vague de création de personnages virtuels. Et à ce jeu-là, la plus connue des influenceuses virtuels c’est bien Lil Miquela. Cette dernière est identifiée comme mannequin mais aussi (comme sa bio Instagram l’indique) comme chanteuse. Et, en effet, elle a déjà produit un nombre important de chansons depuis son apparition en 2016. Elle cumule en novembre 2020 pas moins de 500 000 monthly listeners sur Spotify. Depuis 2016 l’influenceuse virtuelle présente sur Instagram a gagné une communauté importante sur le réseau social sur laquelle elle a été d’abord lancée (2,8 millions de followers en novembre 2020), et désormais 2,2 millions de fans la suivent sur TikTok, le réseau social privilégié de sa cible. En mai 2020, l’agence américaine de développement de talents CAA signait la star virtuelle, la première de son roster. Un sacré coup d’éclat pour la société qui est derrière l’influenceuse américaine, la startup américaine Brud. Lil Miquela touche à tout, y compris avec la chanson puisque l’icône virtuelle a déjà enregistré un bon nombre de chansons présentes sur les différentes plateformes de streaming dont un titre sur un album de Lauv crédité à plus de 49 M de streams sur Spotify.
On constate que le business des avatars influenceurs est en plein boom. Suite au succès de Miquela, Brud a créé d’autres avatars, Blawko et Bermuda, une nouvelle société intitulée Unhueman a créé ses propres influenceurs, Inega a développé le premier modèle d’influenceuse virtuelle en Inde, Nila, tandis que Modeling Cafe a créé la mannequin virtuelle Imma au Japon. Ces nouveaux influenceurs se concentrent primordialement sur ce marché qui s’adresse aux entreprises commerciales et aux grandes marques, permettant à ces dernières d’habiller ces avatars d’un nouveau genre pour promouvoir leurs produits. Comme cet excellent papier de Cultured l’indique, ces influenceurs ne sont pas des intelligences artificielles (comme Brud aimait à présenter ces derniers au début) mais bien plutôt des personnages animés qui incarnent toute une équipe marketing et créative dédiée qui travaille en sous-marin. Lil Miquela ne compose pas ses chansons : des artistes le font. C’est ce qu’on peut d’ailleurs voir en s’intéressant aux auteurs crédités sur ses chansons présentes sur la plateforme Spotify. De même, ses apparitions et les chorégraphies présentes dans ses vidéos sont issues de captations de danseurs réels qui travaillent derrière le projet.
En termes d’artistes virtuels, l’écosystème de startups à Los Angeles est définitivement florissant. La société Strangeloop Studios a développé son propre label d’artistes virtuels : Spirit Bomb. Se positionnant clairement en concurrence avec Brud Records (le label de Lil Miquela) sur ce secteur nouvellement créé. Le label a ainsi lancé plusieurs artistes virtuels : Xen, Subi et Anti-Fragile. Anti-Fragile qui devrait constituer la première sortie du label tandis que Xen inclut déjà des compositions d’artistes connus dans ses DJ sets diffusés.
Au sujet de la question des droits d’auteur, Simon, le patron du label, répond qu’ils seront entièrement détenus par la structure, facilitant ainsi l’évolution du personnage dans les différents médias virtuels (jeux vidéo, streaming via Twitch, etc.). Cela pose tout de même question, les musiciens et compositeurs derrière l’artiste virtuel devenant en fait salariés de l’entreprise, abandonnant leurs droits à l’instar du reste de l’équipe créative. Cela implique donc un tout nouveau modèle économique. Modèle qui ne viendrait cependant pas concurrencer l’existant selon les dires d’Ian Simon, le fondateur de la structure. On peut noter, pour sa défense, que Strangeloop s’insère dans l’industrie musicale en tant que prestataire depuis quelques années déjà. La structure a notamment participé à la création récente du live de The Weeknd dans Wave, la plateforme de réalité virtuelle musicale dont nous vous avions parlé dans le volet précédent de cette trilogie. L’équipe artistique de Strangeloop conçoit aussi les vidéos pour la scénographie des spectacles du même artiste depuis 2016, il s’agit donc d’un véritable accompagnement.
Les jeux vidéo, fer de lance d’une nouvelle génération d’artistes virtuels ?
Au contraire de Lil Miquela, N-DA a d’abord été conçu pour incarner un groupe de musique et non pas un groupe d’influenceurs. Riot Games a mobilisé une équipe dédiée sur ce nouveau secteur. Un secteur promis à grossir dans les années à venir quand on connaît l’essor que prennent les jeux vidéo en ligne avec certaines plateformes de jeux se transformant en métaverse. K/DA comme Lil Miquela donnent de véritables interviews aux magazines spécialisés pour assurer leur promotion. Mais avec une petite différence, le groupe compte actuellement 10 fois plus de monthly listeners sur Spotify (au moment de l’écriture de cet article) après seulement deux années d’existence. Un succès dû à des featurings avec nombre d’artistes reconnus tel qu’Aluna ou bien l’autre groupe phare de K-pop Twice. Un succès aussi dû à la nature des membres du groupe. K/DA est interprété par un quatuor d’artistes bien réels, comme le journal Le Monde le rapporte : Miyeon et Soyeon, du groupe de K-pop (G)I-DLE, et les Américaines Madison Beer et Jaira Burns. Les musiques du groupe sont soumises au même régime que le reste de l’industrie musicale, avec des droits pour les auteurs, compositeurs et interprètes des titres. Des auteurs, compositeurs qui ne sont pas forcément signés et représentés par la maison de disques créée par Riot Games. Ce qui aboutit à cette situation où les chansons du groupe K/DA à l’origine conçues pour promouvoir l’un des jeux phares de Riot Games, League of Legends, ne peuvent être utilisées par les joueurs eux-mêmes dans leur stream diffusé en direct sur Twitch.
Replika.ai, une startup passée par Techstars Music, s’est spécialisée dans la création de voix de synthèse (primordialement à destination des jeux et films) mais dont l’application pourrait très bien être appliquée pour la création de chanteurs virtuels. C’est d’ailleurs ce que peut indiquer sa dernière intégration. Le plugin développé par la startup australienne rend désormais disponibles les voix via Unreal Engine, un moteur de création graphique développé par Epic Games et utilisé par une foule d’acteurs travaillant dans les univers du cinéma, des jeux vidéo et de la musique. Music Business Worldwide révélait ainsi en juin dernier que Sony Music avait créé une équipe pour travailler sur Unreal Engine afin d’imaginer le futur de l’industrie musicale, le tout en parallèle d’un investissement à hauteur de 250 millions de dollars dans le moteur de développement. À travers ce moteur graphique 3D ouvert, Epic Games offre une plateforme technique gratuite, la société se rémunérant à hauteur de 5 % de royalties perçues sur les exploitations à visée commerciale faites des personnages créés sur la plateforme.
Les opportunités qu’offrent ces moteurs graphiques, les jeux vidéo en ligne et les plateformes de réalité virtuelle ne doivent pas être négligées. L’horizon artistique qu’ouvrent ces nouveaux espaces va conduire à la démocratisation des avatars d’artistes réels dans les années à venir. Et l’on pourra imaginer des collaborations nouvelles entre artistes virtuels créés par des équipes artistiques dédiées et les avatars artistiques d’artistes réels. Les univers virtuels sont en pleine expansion, et les musiques actuelles l’ont bien compris. Des pionniers tels que David Bowie ont ouvert la voie à la conquête de ces espaces par les musiciens. Les nouveaux perfectionnements des technologies de construction d’images de synthèse en trois dimensions et de design sonore ne vont venir qu’accélérer ce phénomène.