L’enfant prodigue du peer-to-peer – En l’espace de dix ans, le service de streaming musical Spotify, qui a dû batailler longtemps avant d’obtenir des licences de la part des maisons de disques, est devenu la principale source de revenus de l’industrie musicale dans le monde, avec un chiffre d’affaires de plus de 5 milliards d’euros, dont elle reverse encore les trois quarts aux ayants droit.
De l’été à l’automne, le journaliste Philippe Astor nous livre une série en huit épisodes sur l’histoire du streaming à travers ses entreprises pionnières. Une analyse riche et détaillée pour mieux comprendre comment ce marché s’est structuré, de ses balbutiements à aujourd’hui.
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« J’ai hâte que Spotify soit disponible aux États-Unis. D’ici là, nous sommes une nation du tiers-monde ! » C’est en ces termes que Ted Cohen, un figure américaine du Midem et plus particulièrement du Midemnet, série de conférences sur les enjeux du numérique qu’il a l’habitude de présider, conclut son allocution de bienvenue à Cannes, dans un auditorium du Palais des Festivals archicomble, alors que s’ouvre l’édition 2009 de cet événement international, qui réunit chaque année sur la Croisette tous les acteurs de l’industrie musicale. Depuis le début de l’année, les internautes français, anglais, espagnols et allemands, à la suite des suédois, des finlandais et des norvégiens, peuvent participer au bêtatest privé (sur invitation) de ce logiciel de streaming du troisième type, ultra-léger, ultra-rapide, et ultra-simple à utiliser : un véritable juke-box céleste, à l’interface sobre et fonctionnelle, qui donne accès à un catalogue de musique d’une ampleur inédite, et permet d’en écouter instantanément tous les titres à la demande, d’un simple clic de souris.
L’excitation de Ted Cohen est à son comble. « À chaque événement consacré aux médias numériques, partout où l’on parle de musique en ligne, la première question qui vient sur la table est : “Que pensez-vous de Spotify ?” Le monde se divise en deux catégories : ceux qui utilisent le logiciel et l’adorent ; et ceux qui en ont seulement entendu parler et voudraient bien l’essayer », écrit cet ancien patron du numérique chez EMI Music aux États-Unis, devenu consultant international, dans une tribune publiée sur le blog du Midem en mai 2009, intitulée « L’effet Spotify ». Ted Cohen n’a pas attendu que Spotify soit disponible aux États-Unis, ce qui n’interviendra finalement que très tardivement en juillet 2011, pour en tester le logiciel. « Spotify est très impressionnant. Il fournit l’une des plus grandes bibliothèques de musique numérique disponibles à ce jour, mise à disposition gratuitement, avec un minimum de publicité », s’enthousiasme-t-il dans sa tribune. « Il existe également une offre payante, Spotify Premium – c’est une fonctionnalité très importante », souligne-t-il.
« L’effet Spotify »
Cet ancien haut dirigeant de l’industrie musicale, très au fait des disruptions technologiques que connaît le secteur, n’hésite pas à parler de « big deal » à propos de Spotify. « D’abord, c’est gratuit », observe-t-il, à l’inverse de plateformes de streaming sur abonnement déjà existantes aux États-Unis, comme Rhapsody, qui imposent de payer un abonnement mensuel pour accéder à leur service, et ne proposent qu’une courte période d’essai gratuite. Ensuite, « c’est très simple à utiliser » et « c’est très rapide ». « L’interface est propre, vous n’avez pas besoin d’une FAQ pour naviguer. Dès que vous cliquez sur une chanson, elle démarre quasi instantanément. Il n’y a pas de latence liée au buffering (mise en mémoire tampon du début de la chanson, NDLR) ». Enfin, « la profondeur du catalogue est incroyable ». Et surtout, « ce n’est pas une création d’Apple ». « C’est la grande nouvelle !, exulte Ted Cohen. C’est la première fois qu’une offre commerciale numérique qui connaît une adoption massive n’est pas délivrée par Cupertino. »
Ted Cohen n’est pas le seul à être saisi par « l’effet Spotify ». Le logiciel tape immédiatement dans l’œil de Sean Parker, personnage autrement plus sulfureux de la Silicon Valley, un temps qualifié d’« ennemi public numéro un de l’industrie musicale » – alors qu’il présidait, du haut de ses 19 ans, aux destinées du service de partage de fichiers entre particuliers Napster, aux côtés de son créateur Shawn Fanning. En 2009, ce jeune « serial entrepreneur » aux frasques légendaires, désormais âgé de 30 ans, que la fermeture de Napster avait mis sur la paille en 2001, s’est refait une belle santé financière. Fondateur de Plaxo en 2002, un service d’annuaire en ligne préfigurant ce que seront les réseaux sociaux misant sur la viralité de leur application (interfacé avec le logiciel de messagerie Outlook, Plaxo envoie une invitation à tout le carnet d’adresses de ses utilisateurs), ce hacker dans l’âme, initié au codage de l’ordinateur Atari 800 par son père dès son plus jeune âge, que le FBI a pris la main dans le sac à 16 ans – la CIA le recrutera quelques temps plus tard, après qu’il ait développé l’un des tous premiers « Web Crawler » de l’histoire (logiciel permettant d’enregistrer le contenu de sites web entiers) -, a tout de suite pressenti le potentiel de Facebook, quand la notoriété du réseau social ne dépassait guère les frontières de quelques campus universitaires aux États-Unis.
Quelques mois après leur rencontre à l’été 2004, que Sean Parker a sciemment provoquée – il avait découvert le service sur l’ordinateur de la petite amie de son colocataire, étudiante à Stanford -, le fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg, le nomme président de la compagnie. Sean Parker, qui n’a pas encore 25 ans, va lui ouvrir son carnet d’adresses dans la Silicon Valley, et l’introduire auprès de son tout premier investisseur, en la personne de Peter Thiel, cofondateur de PayPal, qui s’est lancé dans le capital risque après la vente de sa compagnie à eBay. Fort de sa mauvaise expérience personnelle – en 2004, les actionnaires de Plaxo sont parvenus à le débarquer, en raison de ses frasques et de son peu de goût manifesté pour la gestion opérationnelle des affaires au quotidien -, il va négocier pour Mark Zuckerberg, lors de la première levée de fonds de Facebook, qu’il puisse conserver trois des cinq sièges du conseil d’administration de la compagnie, afin d’en garder le contrôle, et de lui permettre de rester indépendante.
Spotify is so good !
Mark Zuckerberg
Sean Parker sera le principal architecte de Facebook, auquel on doit son look minimaliste, ses flux continus de contenus, ses fonctions de partage de photos, et l’aisance avec laquelle on peut réaliser toutes sortes de tâches dans son interface, comme partager un contenu (mais pas de la musique avant 2013) ou ajouter un nouvel ami. « Sean a joué un rôle déterminant en transformant un projet universitaire en véritable entreprise », reconnaît Mark Zuckerberg. Mais en 2005, cet « agent de disruption », selon l’expression du magazine Forbes (source), qui mène parfois une vie de rock star, a renoué avec ses démons. Mis en cause dans une affaire de détention de cocaïne, sans toutefois être inculpé, Sean Parker est contraint de quitter la présidence de Facebook sous la pression des actionnaires, qui craignent pour l’image du réseau social. Après Napster et Plaxo, c’est la troisième fois que le jeune entrepreneur se voit éjecté de projets qu’il porte ou dont il accompagne le développement. Il n’en sort pas moins milliardaire de cette mésaventure, et reste un proche conseiller de son ami « Zuck ».
Lorsqu’il découvre Spotify, au printemps 2009, c’est la première personne qu’il alerte. « Spotify is so good », écrira quelques années plus tard, lors du lancement du service aux États-Unis, le fondateur de Facebook sur son mur. « Je n’avais jamais entendu parler de Spotify, mais Sean m’en a touché un mot. Je me suis dis : ”Wow ! Ces personnes ont développé un service de musique vraiment cool, et aussi compris comment lui intégrer une dimension sociale” », raconte-t-il à Wired (source). Rien de plus facile, en effet, que de partager une chanson, un album ou une playlist avec des amis grâce à Spotify, et de transformer ainsi l’expérience de la musique en expérience sociale. Les synergies potentielles avec Facebook sont multiples. Leur mise en œuvre va cependant prendre un certain temps.
Sous le haut patronage de Napster
Début août 2009, Sean Parker adresse un long e-mail à Daniel Ek, le jeune suédois cofondateur de Spotify, et à son proche conseiller Shakil Khan, un entrepreneur du web britannique qui a très tôt investi dans la compagnie. « Depuis Napster, je rêve de développer un produit similaire à Spotify. Je suis très excité par ce que vous avez fait et je ne peux pas résister à l’envie de partager avec vous ce que j’en pense », écrit-il (source). Il loue le design « propre, élégant, léger » du logiciel et sa rapidité d’exécution. « Bien qu’il manque clairement certaines caractéristiques importantes (les fonctions sociales, notamment), je pense que vous avez fait un excellent travail de séquençage. Vous avez mis en place une expérience utilisateur de base autour de laquelle tout le reste peut être construit par la suite », poursuit l’ex-président de Napster et de Facebook. Depuis près de dix ans, il attend de voir un produit qui égale Napster : « Napster a placé la barre très haut en tant que service de musique en ligne, en termes de rapidité, de commodité, de catalogue, de satisfaction immédiate, etc. Jusqu’à présent, aucun service n’avait égalé, ni encore moins dépassé, le niveau fixé par Napster. Vous y êtes finalement parvenus ! ».
Sean Parker ne peut s’empêcher de voir dans Spotify le prolongement de ce qu’il aurait aimé faire de Napster. « Mon plan pour Napster était de construire un produit de découverte musicale et de navigation entièrement social. Chaque utilisateur aurait pu partager l’ensemble de sa collection de musique ainsi que ses playlists, ses chansons préférées, les tubes du moment, les listes les plus écoutées, ce qu’il écoute en direct, etc. Le tout pouvant être recherché et trié. […] Je suis sûr que vous avez déjà prévu ce genre de choses dans votre plan produit quelque part…. », écrit-il. Mais les poursuites judiciaires engagées par l’industrie musicale contre le réseau peer-to-peer dès 2000, qui ont abouti à sa fermeture, ne lui n’ont pas laissé le loisir de mener à bien son projet : « Je n’ai jamais eu l’occasion de mettre en œuvre ces fonctions sociales de deuxième génération vraiment intéressantes. Nous étions coincés avec notre produit rudimentaire de première génération. L’interface que nous avions construite était purement “utilitaire” […]. C’était une version atrocement laide, qui répondait à un objectif limité, celui d’être juste utilisable », écrit-il.
Un partenariat avec iTunes aurait eu des conséquences désastreuses
Dans son courrier électronique long de quatre pages, Sean Parker évoque les efforts qu’il a déployés pour faire échouer les négociations engagées par Facebook avec différents acteurs de la musique en ligne, au premier rang desquels Apple, afin d’intégrer le téléchargement de musique, alors le mode de consommation dominant sur Internet, à l’interface du réseau social. « Un partenariat avec iTunes n’aurait pas seulement créé une mauvaise expérience utilisateur, mais aurait eu des conséquences désastreuses pour l’industrie émergente de la musique en ligne », explique le conseiller spécial de Zuckerberg. « Le monopole de l’iPod a effectivement étouffé l’innovation sur le marché. La préférence des investisseurs pour les applications web par rapport aux applications de bureau a conduit à une expérience utilisateur dégradée et à une piètre mise en œuvre des solutions de diffusion de musique en continu ». Spotify, en revanche, fournit une expérience utilisateur de base des plus réussie, estime-t-il : « C’est au moins aussi bon que Napster pour la recherche et pour l’écoute ». Même s’il ne fournit pas un service de téléchargement de musique, le logiciel présente selon lui tous les avantages de Napster, pour deux raisons : d’une part, le développement du haut débit permet une diffusion en continu (streaming) de qualité ; d’autre part, la possibilité de créer des playlists où stocker ses chansons en fait un outil idéal pour constituer et gérer sa propre collection de musique virtuelle.
Il appelle de ses vœux l’intégration par Spotify de fonctions sociales et de partage à son interface, à commencer par la procédure d’authentification Facebook Connect, qui permettra à ses utilisateurs de se connecter à son service avec leur compte Facebook, et à l’application Spotify d’accéder à leur graphe social, ainsi qu’à tous les moyens de communication virale qu’offre Facebook, pour se répandre rapidement sur la toile. « L’intégration directe avec Facebook est également une bonne idée, ajoute-t-il, mais cela ne pourrait se faire que par le biais d’un partenariat exclusif et vous devriez attendre d’avoir plus de poids sur le marché, sinon les conditions ne vous seraient pas très favorables. Je peux vous aider à plusieurs niveaux… Zuck et moi avons parlé de ce à quoi ce partenariat pourrait ressembler… » Cette intégration permettrait de partager directement des chansons, des albums ou des playlists Spotify sur Facebook, avec la possibilité de les écouter sans quitter l’interface du réseau social.
Les labels n’ont jamais tout à fait compris la façon dont les gens consomment, partagent et expérimentent réellement la musique sur Internet
Sean Parker
Mais les conditions sont loin d’être réunies. Le service n’est pas encore disponible aux États-Unis, et les grandes maisons de disques ne sont pas disposées à lui délivrer les licences nécessaires. Le modèle de l’accès gratuit financé par la publicité ne passe pas outre-Atlantique. Et personne ne croit à la capacité de Spotify à convertir une proportion significative des utilisateurs de son service gratuit en abonnés payants. Le risque de cannibalisation d’un marché du téléchargement alors en plein essor (essentiellement sur iTunes) est trop important. « Les labels n’ont jamais tout à fait compris la façon dont les gens consomment, partagent et expérimentent réellement la musique sur Internet. Pour créer l’expérience utilisateur idéale, les conditions commerciales de leurs contrats de licence standard devraient être modifiées », considère Sean Parker, qui n’est pas parvenu à leur faire entendre raison sur ce point avec Napster, sauf peut-être à quelques labels indépendants, et à Sony Music dans une certaine mesure. « Ils ont dû les changer (de manière subtile mais importante) pour autoriser l’expérience utilisateur que vous avez créée avec Spotify, constate-t-il. C’était certainement illusoire de penser que ces accords auraient d’abord pu être mis en œuvre aux États-Unis… Je ne suis pas surpris que l’expérimentation de Spotify ait dû être menée ailleurs. »
L’ancien président de Napster ne s’en montre pas moins déterminé à s’impliquer dans le développement de la start-up suédoise, et propose directement ses services à Daniel Ek, y compris en tant qu’investisseur. Les deux hommes se rencontreront quelques semaines plus tard à New York, et réaliseront qu’ils ont déjà dialogué ensemble sous pseudo, à plusieurs reprises et sans le savoir, sur un forum de discussion en ligne. Sean Parker ne manquera pas à sa parole. Il contribuera à la troisième levée de fonds de Spotify en février 2010, en tant que partenaire associé du fonds de capital risque américain Founders Fund, basé à San Francisco, qui investira 11,6 millions de dollars dans la compagnie. Devenu actionnaire de Spotify, l’ancien président de Napster fera par la même occasion son entrée dans le conseil d’administration de la start-up. Il jouera un rôle plus que décisif, notamment, dans la préparation du terrain pour son lancement aux États-Unis.
Riches et déprimés
Lorsque le logiciel peer-to-peer Napster apparaît, en 1999, Daniel Ek n’a que 15 ans. Dans un pays où la pénétration du haut débit est déjà très élevée, c’est pour lui une révélation, qui inspirera directement, quelques années plus tard, sa conception de Spotify. « Ce qu’il y avait de particulier en Suède, c’est que nous avions déjà des lignes fixes haut débit à 10 mégabits par seconde en 1998. C’était incroyable de connaître cette expérience, de pouvoir rechercher n’importe quelle chanson dans le monde et de la dénicher la plupart du temps, raconte le co-fondateur de Spotify au média américain Pando Daily (source). Si la personne avait une connexion rapide, je regardais ce qu’elle avait d’autre en réserve, ce qui opérait pour moi comme une sorte de filtre de tout ce que je pouvais découvrir. Je ne faisais pas confiance à mes parents pour me prescrire de la bonne musique, ou à d’autres personnes avec des goûts d’adulte. Étonnamment, je faisais plus confiance à ces étrangers, de manière totalement aléatoire, parce qu’ils avaient une chanson que je recherchais, une connexion Internet suffisamment rapide, et beaucoup d’autre bonne musique en stock. Je me suis mis à écouter tous ces artistes incroyables assez bizarrement, beaucoup de choses un peu old school, comme Led Zeppelin, Les Beatles, etc. J’ai pour ainsi dire fait mon éducation musicale grâce à Napster. »
Sa famille s’inquiète de voir s’amonceler du matériel électronique dernier cri et des guitares de collection dans sa chambre, persuadée qu’il s’est lancé dans du trafic de drogue…
Avant de se lancer dans l’aventure Spotify, le jeune Daniel Ek a déjà un long parcours derrière lui, qui en a fait un précoce millionnaire du web. Il est encore collégien lorsqu’on lui propose, vers la fin des années 1990, de réaliser un site web personnel contre rétribution. Surpris qu’on accepte le prix qu’il demande (très en deçà du prix du marché, ce qu’il va vite comprendre), il décide de relever le défi, et se lance le soir-même dans l’apprentissage du langage HTML (langage de description des pages web), dont il ignorait tout jusque-là. Le jeune collégien, qui augmente ses prix à chaque fois sans rencontrer de résistance, est sollicité à de multiples reprises, et finit par se voir proposer de réaliser des sites web d’entreprises. Une prestation qu’il facture 5 000 €, quand les agences web qui fleurissent alors un peu partout, profitant de la précipitation avec laquelle les entreprises cherchent désormais à être présentes sur Internet, le plus souvent sans vraiment savoir ce qu’elles vont bien pouvoir y faire, facturent le moindre site vitrine trois ou quatre fois plus cher.
Quand sa mère et son beau-père finissent par s’inquiéter de voir s’amonceler du matériel électronique dernier cri et des guitares de collection dans sa chambre, persuadés qu’il s’est lancé dans du trafic de drogue, ses revenus s’élèvent à environ 15 000 € par mois. À 18 ans, ils sont de l’ordre de 50 000 € par mois. La petite entreprise de conception et d’hébergement de sites web qu’il gère depuis la maison de ses parents, dans la banlieue de Stockholm, fait travailler plus d’une vingtaine de personnes. Lorsque le fisc suédois lui demande des comptes, elle frôle la faillite. Daniel Ek est presque ruiné, mais il est déjà sur les rails d’une ascension fulgurante, et va très vite rebondir. À 23 ans, ce serial entrepreneur du web suédois, que Google a refusé d’embaucher parce qu’il n’était pas encore assez diplômé (il tentera d’aller plus loin dans ses études mais abandonnera très vite), a occupé des postes de direction dans plusieurs start-up dont le site de vente aux enchères Tradera, racheté par eBay en 2006 et revendu les quatre compagnies qu’il a déjà créées : la dernière, Advertigo, spécialisée dans la publicité contextuelle sur Internet, qui n’a encore réalisé aucun chiffre d’affaires, à Tradedoubler, nouveau géant du marketing en ligne coté à la bourse de Stockholm, pour 10 millions de couronnes suédoises (environ 1 M€).
La vie de noctambule aux poches pleines qu’il mène alors pendant quelques mois – il avait imaginé pouvoir prendre une retraite anticipée bien méritée – finit très vite par le lasser et le conduit au bord de la dépression. « Nous avons gagné beaucoup d’argent très jeunes, et nous n’avons pas très bien géré cela au départ », confiera-t-il plus tard (source). Convaincu de faire fausse route, Daniel Ek décide de revendre la Ferrari rouge flambant neuve qu’il s’était offerte, et de se retirer dans une maison isolée de la banlieue de Stockholm, pour réfléchir à ce qu’il veut faire de sa vie – si possible à la croisée de ses deux principaux centres d’intérêt : la musique et les nouvelles technologies. Au mois d’avril 2006, il s’associe avec Martin Lorentzon, cofondateur de Tradedoubler, de près de quinze ans son aîné, qui a racheté sa start-up Advertigo et est devenu son ami, pour créer la société Spotify AB.
Après avoir travaillé pour l’opérateur mobile suédois Telia, cet homme d’affaires suédois a rejoint les bureaux du moteur de recherche Altavista à San Francisco, au milieu des années 1990, avant de se faire embaucher par un fonds de capital risque de la Silicon Valley, Cell Ventures. Il y a rencontré un autre Suédois, Felix Hagno, avec qui il est revenu à Stockholm pour fonder le premier réseau européen de marketing de la performance sur Internet : Tradedoubler. La société est cotée en bourse depuis 2005. La vente de ses options a rapporté 70 millions de dollars à Martin Lorentzon. Comme Daniel Ek, il est riche et déprimé, en quête d’un nouveau but dans la vie. Ce sera Spotify. Qui arrive à un moment crucial. Il injecte illico un million d’euros dans la compagnie, et prend directement en charge les salaires des développeurs, les loyers et les frais généraux. Au total, il déboursera quelques 6 millions de dollars avant la première levée de fonds, qui n’interviendra que deux ans plus tard. Spotify n’aurait jamais vu le jour sans son carnet de chèques.
Nation pirate
Depuis 2003, un pavillon pirate flotte sur la Suède : celui du site The Pirate Bay, à la fois moteur de recherche et annuaire des contenus (musique, films, logiciels…) pouvant être échangés de poste à poste sur le réseau BitTorrent. BitTorrent est le nom d’un protocole de réseau peer-to-peer (échange de fichiers de poste à poste sans passer par un serveur central) conçu en 2001 par un jeune Américain, Bram Cohen, pour optimiser l’échange de gros fichiers. Il divise les fichiers échangés en blocs, qui peuvent être téléchargés séparément depuis différents ordinateurs connectés au réseau et disposant d’une copie de tout ou partie de ces blocs, ce qui en fait un protocole multisource, qui évite de saturer la bande passante montante de chacun. À l’arrivée, le fichier est reconstitué à partir des blocs reçus des différentes sources. Dès qu’il reçoit un bloc, le logiciel client qui télécharge un fichier le met à son tour à disposition de tout le réseau, ce qui démultiplie les sources.
Totalement décentralisé (aucun serveur central n’indexe les contenus disponibles sur le réseau), le réseau BitTorrent s’appuie sur des « traqueurs » pour coordonner la communication entre les pairs connectés : ces serveurs, largement distribués (ils se trouvent en différents lieux, pays, continents, et sont administrés par une multitude d’entités indépendantes) reçoivent en permanence des informations envoyées par les logiciels clients connectés au réseau dans leur zone. Ils n’interviennent pas directement dans le téléchargement des fichiers, qu’ils n’hébergent pas eux-mêmes, mais savent à tout moment qui détient tout ou partie des blocs d’un fichier dans une portion donnée du réseau, ainsi que le nombre de « seeds » (pairs mettant à disposition la totalité du fichier), de « peers » (pairs ne mettant à disposition que quelques blocs) et de « leechers » (pairs en quête du fichier) qui sont connectés à un instant T.
Piratage : la tendance va s’inverser dès 2009, grâce à Spotify
Des sites web comme The Pirate Bay (il existe une multitude de moteurs de recherche BitTorrent de ce type, mais c’est le plus gros d’entre eux) interviennent à un autre niveau. Ils ne permettent pas, eux non plus, de télécharger directement les contenus mis à disposition sur le réseau BitTorrent. Ils n’hébergent et n’indexent que des « .torrents », ou petits fichiers de métadonnées qui contiennent les informations permettant d’identifier le contenu correspondant (par exemple, titre du film ou de l’album, artiste, réalisateur, année de sortie, etc.), des informations techniques (format et qualité d’encodage, taille, somme de contrôle permettant de vérifier l’intégrité du fichier…), ou l’adresse IP du traqueur qui peut localiser les pairs détenant tout ou partie des blocs du fichier. Une fois qu’il a effectué sa recherche sur The Pirate Bay, l’utilisateur doit télécharger le .torrent correspondant au contenu sélectionné (l’intermédiation de The Pirate Bay s’arrête là), et l’ouvrir avec un logiciel client BitTorrent installé au préalable sur son ordinateur. Ce logiciel va interpréter les métadonnées du .torrent et, après avoir interrogé le traqueur désigné, lancer le téléchargement du contenu à partir des sources multiples recensées.
Parce que son protocole est bien plus rapide et efficace que d’autres, comme le protocole Gnutella (alors utilisé par les réseaux peer-to-peer eMule et Grokster, notamment), et parce que ses conditions d’utilisation sont beaucoup plus anonymes, le réseau BitTorrent, particulièrement adapté à la distribution (autorisée) de suites de logiciels ou de systèmes d’exploitation libres – tels OpenOffice ou Linux, dont les archives constituent de très gros fichiers -, facilite aussi grandement l’échange de copies de films en HD de plusieurs centaines de méga-octets, qui sont mises à disposition sans autorisation, ou de discographies complètes d’artistes au format MP3. C’est ce qui va en faire très vite une source de piratage de produits culturels endémique sur Internet, en particulier en Suède, pays dopé depuis longtemps au haut débit, sur lequel flotte le pavillon de The Pirate Bay. Pour l’industrie musicale suédoise, le bilan du piratage en ligne est très lourd. Entre 2001 et 2008, elle voit son chiffre d’affaires dans la musique enregistrée divisé par deux, passant de 1654 millions de couronnes suédoises (SEK) à 782 millions (de 165 M à 78 M€). La tendance va s’inverser dès 2009, grâce à Spotify.
Du peer-to-peer au streaming
Au moment où il crée la société Spotify AB avec Martin Lorentzon, Daniel Ek est relativement impliqué dans l’essor du réseau BitTorrent. Depuis quelques mois, il est PDG de uTorrent, éditeur du logiciel client BitTorrent du même nom. Considéré à ce moment là comme le plus léger, efficace et fonctionnel de sa catégorie, c’est aussi le client BitTorrent le plus populaire en dehors de Chine, avec une base installée de quelques 100 millions d’utilisateurs. Le fondateur de Spotify va encore occuper ces fonctions (c’est Martin Lorentzon qui sera le premier PDG de Spotify, de 2006 à 2013, avant que Daniel Ek ne prenne la relève) jusqu’à la vente du logiciel à BitTorrent Inc., la société créée par Bram Cohen pour exploiter son protocole, en décembre 2006. Suite à cette opération, le développeur et fondateur de uTorrent, Ludvig Strideus, un ingénieur informatique suédois, as du code et fin connaisseur des réseaux peer-to-peer, rejoint l’équipe des fondateurs et s’attelle au développement de la première mouture de Spotify : un logiciel simple d’utilisation, léger, rapide, fonctionnel. C’est sa marque de fabrique.
« Il me revenait constamment à l’esprit que Napster avait été une expérience utilisateur extraordinaire. Et je voulais voir si cela pouvait être un business viable », raconte Daniel Ek au New Yorker (Source). « Nous nous sommes dit : “Le problème de l’industrie de la musique, c’est le piratage. C’est tout bénéfice pour le consommateur, mais pas du tout un bon modèle économique. Vous ne pouvez pas lutter contre la technologie. Elle gagne toujours. Mais qu’en sera-t-il si on parvient à proposer une meilleure expérience que le piratage ?’” L’expérience du piratage n’est pas complètement satisfaisante, observe-t-il : « Il faut parfois plusieurs minutes pour télécharger une chanson, se méfier des virus et des logiciels espions, etc. Les gens ne cherchent pas à être des pirates. Ils veulent juste avoir une bonne expérience [musicale]. Nous avons commencé à réfléchir à ce qu’elle pourrait être. »
C’est impossible. Internet n’est pas dimensionné pour cela », lui répond l’informaticien. « Tu dois y parvenir »
Daniel Ek
Le streaming s’impose naturellement à eux comme une alternative intéressante au téléchargement. Avec lui, plus besoin d’attendre que la chanson soit téléchargée en entier pour commencer à l’écouter. « Nous voulions avoir quelque chose d’instantané », confie Daniel Ek. Le temps de latence ne devra pas dépasser deux cents millisecondes, impose-t-il à Ludvig Strigeus. Un si court délai ne permet pas à l’oreille humaine de le percevoir. « C’est impossible. Internet n’est pas dimensionné pour cela », lui répond l’informaticien. « Tu dois y parvenir », insiste Daniel Ek. Le développeur de uTorrent va relever le défi, en optimisant le code du protocole de streaming standard, et en se reposant sur le déploiement d’un réseau peer-to-peer propre à Spotify, ainsi que sur les fonctions de mémoire cache du logiciel. Lorsqu’un utilisateur de Spotify écoute une chanson en streaming, un téléchargement complet du fichier audio a lieu en tâche de fond. La chanson reste stockée sur le disque dur de l’utilisateur, avec celles qu’il a le plus récemment écoutées, dans une mémoire cache cryptée à laquelle seul le logiciel de Spotify peut accéder. Ainsi pourra-t-elle, le cas échéant, être réécoutée par le même utilisateur sans avoir à rapatrier de nouveau le fichier audio depuis un serveur central.
Enfin, lorsqu’une requête d’écoute est adressée à ses serveurs centraux, l’architecture peer-to-peer de Spotify permet que la chanson demandée puisse être diffusée depuis l’ordinateur d’un autre utilisateur du logiciel, qui l’a lui-même écoutée récemment, dispose d’une copie dans sa mémoire cache, et se situe de préférence au plus près de l’émetteur de la requête ; plutôt que depuis les serveurs centraux de Spotify. Le procédé réduit les temps de réponse, la charge des serveurs, ainsi que les coûts de bande passante, en mutualisant celle des utilisateurs de Spotify. Quatre mois plus tard, un premier prototype du logiciel est disponible. Spotify conservera cette architecture peer-to-peer décentralisée jusqu’en 2014, avant de basculer sur les fermes de serveurs de Google, quand ses opérations commenceront à nécessiter le traitement, en sus des milliards de requêtes de ses utilisateurs, de quantités astronomiques de big data.
Vogue la galère
Peu familiarisés avec l’industrie musicale, les fondateurs de Spotify ont largement sous-estimé, dès le départ, les difficultés qu’ils allaient rencontrer pour obtenir des licences de la part des labels, maisons de disques et sociétés d’auteurs, ainsi que le nombre d’interlocuteurs avec lesquels ils allaient devoir traiter. « J’ai pris l’avion pour New York, j’ai rencontré toutes les majors de la musique enregistrée et certains des plus grands labels indépendants, et tout le monde nous a manifesté son soutien, raconte Daniel Ek dans une interview accordée au podcast américain This Week In Startups (source). [Ils m’ont dit] : “Ouais, ça semble vraiment intéressant, vraiment génial, si tu peux revenir dans quelques semaines, on essaiera de trouver quelque chose”. Je me souviens d’avoir appelé mon cofondateur Martin et de lui avoir dit : “Cela devrait prendre six mois [pour obtenir des licences], c’est tout à fait raisonnable de le penser”. Mais nous n’avons pu nous lancer que deux ans et demi plus tard” ».
Si j’avais su que je devrais me cogner la tête contre un mur pendant si longtemps [avec les majors], je ne l’aurais pas fait
Daniel Ek
Pendant tout ce temps, le bêtatest privé du logiciel s’effectue avec des fichiers de musique « pirates » en provenance des réseaux peer-to-peer, faute de licences. Il faudra toute l’obstination de Daniel Ek, qui fait le pied de grue devant le siège des majors du disque, les relance et fait valoir sans cesse de nouveaux arguments, pour enfin parvenir à ses fins, mais sur un territoire limité à quelques pays scandinaves et à une poignée de grands pays européens, dont le Royaume-Uni et la France. Le lancement officiel de Spotify dans ces pays, ainsi que l’annonce des accords de licence signés en amont avec Universal Music, Sony Music, EMI, Warner Music et quelques agrégateurs indépendants, ont lieu début octobre 2008. Spotify ouvre des bureaux à Londres, Berlin et Madrid dans la foulée. Le service gratuit n’est accessible que sur invitation. L’abonnement est ouvert à tous. Le rêve de Daniel Ek d’effectuer un lancement unique à l’échelle internationale a vécu. Il lui faudra se battre trois ans de plus pour obtenir des licences aux États-Unis. « Si j’avais su que je devrais me cogner la tête contre un mur pendant si longtemps, je ne l’aurais pas fait », confiera-t-il plus tard.
Au mois d’octobre 2008, Spotify annonce également avoir réalisé sa première levée de fonds, d’un montant de 20 millions d’euros, auprès d’un tour de table conduit par le fonds de capital risque suédois Northzone – qui réunit également Horizon Ventures (fonds d’investissement du milliardaire hongkongais Li Ka-Shing dans les nouvelles technologies), un autre fonds suédois, Creandum, et le fonds anglais Wellington Partners. La compagnie est valorisée à hauteur de 120 millions d’euros. Daniel Ek et Martin Lorentzon avaient approché pour la première fois un des associés de Northzone, Pär-Jörgen Pärson, dès le début de l’année 2007. Mais alors que se profilait la première grave crise financière du XXe siècle, ce dernier a eu le plus grand mal à convaincre d’autres investisseurs de le suivre. « La plupart de mes collègues en Europe en étaient arrivés à la même conclusion – à savoir que l’industrie de la musique était trop risquée, que la marge était trop faible, et que les maisons de disques ne leur permettraient pas d’être rentables », confie le VC suédois à Forbes (source).
Pär-Jörgen Pärson est néanmoins séduit, contre l’avis de ses associés, qui moquent son obsession pour cette start-up nettement surévaluée à leur goût et un peu trop sûre d’elle, par la personnalité des deux porteurs du projet : « Ils avaient un niveau d’ambition que je n’avais jamais vu auparavant en Suède et étaient très conscients de ce qu’ils faisaient. Ils ne se contentaient pas de ce qu’il y avait de mieux ; ils allaient chercher le meilleur – les meilleures personnes, les meilleurs talents – et n’étaient pas très impressionnés par les géants du capital-risque. Ils ont été particulièrement exigeants tout au long du processus de mobilisation des capitaux, et je pense qu’on ne peut l’être que si on sait que ce qu’on a est formidable, et si on a déjà fondé une entreprise prospère. De plus, ils avaient la capacité d’attirer des gens qui, normalement, n’auraient pas accepté de travailler pour quelqu’un d’autre. » Ludvig Strideus, fondateur de uTorrent, qui a rejoint Spotify pour développer son logiciel, est de ceux-là.
Vous nous demandez donc d’investir 20 % d’argent en plus avec une valorisation supérieure de 20 % à celle dont nous avons discuté au cours des six derniers mois ?
Oui, répond Martin Lorentzon
Lors d’une conférence téléphonique convoquée par Pär-Jörgen Pärson pour finaliser le bouclage de cette première levée de fonds de Spotify, Martin Lorentzon demande à ce que son montant soit exprimé en euros plutôt qu’en dollars. « Bien sûr, répond l”associé de Northzone, qui songe à une simple conversion. Pourriez-vous nous envoyer le nouveau décompte des actions ? » Mais il y a quiproquo. Martin Lorentzon veut 20 millions d’euros, et non pas 20 millions de dollars convertis en euros. « Le dollar a perdu tellement de valeur au cours des derniers mois que la valorisation [de Spotify] serait insuffisante », explique-t-il. – « Vous nous demandez donc d’investir 20 % d’argent en plus avec une valorisation supérieure de 20 % à celle dont nous avons discuté au cours des six derniers mois ? », lui demande Pär-Jörgen Pärson, qui n’en croit pas ses oreilles. – « Oui », répond Martin Lorentzon, qui obtiendra finalement gain de cause.
Dans un billet publié sur le blog de Northzone, sous le titre « Spotify The Impossible Success Story », Pär-Jörgen Pärson revient sur les difficultés rencontrées par les fondateurs dans leurs négociations avec les maisons de disques. « Les quatre grandes maisons de disques connaissaient une chute vertigineuse de leurs ventes en raison du piratage endémique et ne voyaient pas comment la fourniture d’un service gratuit ne les mettrait pas encore plus dans le rouge. Mais elles ont clairement vu l’excellence du produit et les compétences technologiques [de l’équipe], et ont maintenu le dialogue en exigeant des paiements initiaux exorbitants », écrit-il. Les accords commerciaux signés avec elles par Spotify après deux ans d’âpres discussions, outre la cession d’une participation au capital de 17,3 % – toutes majors du disque confondues, selon des fuites dans la presse suédoise (source) -, imposent des minimums garantis et des avances annuelles ne pouvant être recoupées (si elles s’avèrent surévaluées, le surplus n’est pas remboursé), ce qui va engloutir l’essentiel de ses revenus. « [Ces accords] ne sont soutenables que si vous êtes certain de lever massivement des capitaux sans avoir un seul centime de revenu dans un avenir prévisible », commente Pär-Jörgen Pärson. Il résume ainsi en une phrase ce que va être le destin de Spotify au cours des dix années qui viennent : lever toujours plus de capitaux pour financer son développement, tout en enregistrant des pertes nettes de plus en plus lourdes d’une année sur l’autre, jusqu’à 1,2 milliard d’euros en 2017.
Conversion à l’abonnement
Cinq mois après son lancement officiel, en mars 2009, Spotify revendique un million d’utilisateurs en Europe. « La croissance du nombre de nos utilisateurs a été phénoménale depuis notre lancement […], en particulier au cours des dernières semaines, et elle continue de s’accélérer », indique la compagnie dans un communiqué. Au mois de septembre 2009, Spotify lance ses applications mobiles pour iPhone et Android, accessibles aux seuls abonnés. Elles vont très vite bénéficier d’une option permettant d’écouter ses playlists hors connexion, et de synchroniser plus de 3 000 titres sur l’appareil, dans le cache crypté de l’appli. Le service compte alors plus de deux millions d’utilisateurs au Royaume-Uni et plus de 6 millions en Europe. Un mois auparavant, la start-up a bouclé sa deuxième levée de fonds, d’un montant de 50 millions de dollars, pour une valorisation de 250 millions. Wellington Partners et Horizon Ventures, qui ont remis au pot, sont crédités respectivement d’une participation de 3,8 % et de 10 %. Celle de Creandum est de 5,9 %, et celle de Northzone de 11,9 %. Les deux fondateurs détiennent toujours la majorité du capital, à travers des holdings personnelles immatriculées à Chypre, un paradis fiscal européen notoire.
Le montage de la compagnie révèle la mise en œuvre d’une stratégie d’optimisation fiscale agressive (source). Une holding luxembourgeoise, Spotify Technologies SA, regroupe cinq filiales détenues à 100 %. Parmi elles figurent Spotify USA LLC, société « dormante » enregistrée aux États-Unis ; Spotify AB, basée en Suède ; et Spotify Ltd au Royaume-Uni. L’entité Spotify AB, en Suède, regroupe toutes les activités de recherche & développement de Spotify ; Spotify Ltd, au Royaume-Uni, regroupant pour sa part toutes les activités commerciales du groupe en Europe, quelque soit le territoire où le service de streaming musical est délivré. Cela vaut pour la vente de publicité, par l’intermédiaire de régies implantées localement qu’elle commissionne, mais aussi pour les abonnements. Deux autres filiales détenues à 100 %, les holdings Spotify Technology Holding Ltd et Spotify Technology Sales Ltd, toutes les deux immatriculées à Chypre, complètent le dispositif.
Viser un taux de conversion de 100 % !
Sur l’ensemble de l’exercice fiscal 2009, Spotify enregistre une perte nette de 17,7 millions d’euros, pour un chiffre d’affaires de 13,2 millions. Le « coût des revenus » de la société, constitué pour une grande part (environ 80 %) des royalties reversées aux ayants droit – il n’inclut pas la R&D, le commercial et le marketing, ni les frais généraux et administratifs dans le bilan de la compagnie, mais comprend les coûts d’infrastructure -, s’est élevé à 21,7 millions d’euros, soit 1,6 fois le montant de son chiffre d’affaires, par le jeu des minimums garantis et des avances non recoupées. Au mois de février 2010, la compagnie boucle sa troisième levée de fonds auprès de Founders Fund, le fonds de capital-risque californien dont Sean Parker est l’associé. Son montant, de 11,6 millions de dollars, est très inférieur à celui des deux précédentes. Elle ne permettra tout au plus à Spotify, dont le coût des revenus s’envole (il sera encore légèrement supérieur à son chiffre d’affaires sur l’ensemble de l’année 2010, à hauteur de 77 millions de dollars), de rester à flot quelques mois. Le service de streaming musical revendique alors 250 000 abonnés.
Dans ces conditions, les comptes de Spotify se retrouvent très vite dans le rouge, et les deux fondateurs se tournent vers Northzone pour injecter un peu de cash dans la compagnie. Pär-Jörgen Pärson relate l’épisode sur le blog du fonds suédois : « Martin et Daniel nous ont demandé d’intervenir à leurs côtés et de prouver aux nouveaux investisseurs potentiels que nous croyions toujours en l’entreprise. Nous savions que les fonds injectés ne leur permettraient de tenir que quelques mois, jusqu’à ce qu’une nouvelle levée de fonds beaucoup plus importante intervienne ». Pour Northzone, l’opération revient à déverser beaucoup d’argent frais dans un puits sans fond. « Nous étions d’autant moins à l’aise avec cette idée que la croissance du nombre d’utilisateurs commençait à montrer des signes de ralentissement, poursuit Pär-Jörgen Pärson. Mais le taux de conversion en abonnés payants progressait ». C’est ce qui va finir par convaincre Northzone de jouer le jeu.
Cette notion de taux de conversion en abonnés va devenir capitale, en particulier aux États-Unis, où Sony Music incluera dans son accord avec Spotify, qui va fuiter suite à un piratage de ses serveurs, une clause fixant un taux de conversion minimum de 5 %. Lors d’une réunion du conseil d’administration organisée dans l’appartement de la 17e avenue qui tient lieu de bureau de Spotify à New York, la question du modèle économique de la start-up se pose de manière critique. La crise financière étant passée par là, il ne peut plus être question de miser entièrement sur les revenus publicitaires du service gratuit, en considérant ceux de l’abonnement comme une cerise sur le gâteau. Sean Parker, qui est très impliqué dans le développement du produit, est présent ce jour-là. Alors que les projections effectuées par Spotify se sont toujours appuyées sur le taux de conversion en abonnés payants du service de téléphonie sur IP Skype, qui était de l’ordre de 4 %, il s’insurge, estimant qu’il est totalement stupide de ne pas viser un taux de conversion de 100 %.
La bataille américaine
Fin octobre 2010, Spotify revendique 650 000 abonnés, dont 90 % ont souscrit à son offre mobile, sur un total de 10 millions d’utilisateurs actifs, soit un taux de conversion de 6,5 %, très inférieur aux ambitions de Sean Parker mais supérieur à celui de Skype. En Suède, Spotify rapporte déjà aux labels et maisons de disques plus que n’importe quel autre détaillant, en ligne ou hors ligne. Sur les neuf premiers mois de l’année 2009, les revenus de la musique enregistrée y ont progressé de 18 %, et ceux de la musique en ligne de 80 %. La start-up a bénéficié de l’adoption récente d’une loi anti-piratage dans le pays et des poursuites lancées contre le site The Pirate Bay, qui ont favorisé une migration massive des internautes suédois du peer-to-peer vers le streaming. « Spotify est en passe de devenir le plus grand partenaire que nous ayons, confirme Jacob Herbst, directeur des ventes numériques chez Sony Music Suède. Nous avons déjà plusieurs artistes qui tirent 80 % de leurs revenus de Spotify. » (source)
Dans les mois qui viennent, Spotify, qui a imposé quelques limites à son service gratuit en amont (limitation du nombre d’heures d’écoute par mois après six mois, et du nombre de fois qu’un même titre peut être écouté) parvient à convaincre deux des trois majors du disque, Sony Music et Universal Music, de lui accorder des licences sur le territoire américain. Mais Warner Music fait encore de la résistance. « Les services de streaming gratuits ne sont pas une bonne chose pour l’industrie et, aussi loin qu’ira Warner Music, nous ne leur accorderons pas de licence. Ce n’est pas le genre d’approche que nous allons soutenir à l’avenir », déclare son P-DG Edgar Bronfman, lors de la présentation des derniers résultats trimestriels de la compagnie. Le senior vice-président en charge du numérique chez Warner Music aux États-Unis, Stephen Bryan, l’avait déjà exprimé en termes plus policés quelques semaines plus tôt lors du Midem à Cannes : « Nous devons nous assurer de ne pas proposer une offre gratuite tellement convaincante que le consommateur ne verra pas la valeur ajoutée de la version payante », avait-il déclaré.
La légende veut que Sean Parker, ayant rejoint un groupe d’investisseurs positionné face à l’offre d’Access Industries pour racheter Warner Music, aurait proposé à Len Blavatnick le retrait de cette offre en échange de la garantie d’un accord avec Spotify.
Les déclarations d’Edgar Bronfman interviennent dans un contexte où le marché du streaming gratuit a été quasiment décimé aux États-Unis. L’Europe, en revanche, voit émerger des acteurs du secteur, comme Spotify, à même de crédibiliser le modèle du freemium, qui vise à articuler offre gratuite de base et offre payante à valeur ajoutée. Les industriels de la musique semblent lui être beaucoup plus favorables sur le Vieux Continent. Mais le vent va tourner en faveur de Spotify. La maison de disques Warner Music est à vendre. Son P-DG Edgar Bronfman et le consortium de fonds d’investissement qui en est propriétaire cherchent à tirer le plus grand bénéfice de cette opération, et ont d’autres chats à fouetter que de passer un deal avec Spotify. L’acquéreur héritera de la patate chaude. La holding Access Industries de l’homme d’affaires russo-américain Len Blavatnick annonce son rachat de Warner Music pour 3,2 milliards de dollars au mois de mai 2011. Spotify espère pouvoir se lancer aux États-Unis au mois de juillet. La fenêtre de tir est très courte.
Au mois de juin 2011, la start-up annonce le bouclage d’une levée de fonds substantielle de 100 millions de dollars auprès d’un tour de table mené par le fonds de capital-risque américain Accel Partners, basée à Palo Alto, qui valorise la compagnie à hauteur de un milliard d’euros, et va lui permettre de financer son lancement américain. Quelques jours avant la date officielle, qui a été annoncée, aucun accord n’a encore été conclu avec le nouveau propriétaire de Warner Music. La tension est extrême. La légende veut que Sean Parker, ayant rejoint un petit groupe d’investisseurs qui s’était positionné face à l’offre d’Access Industries pour racheter la maison de disques, aurait proposé à Len Blavatnick le retrait de cette offre en échange de la garantie d’un accord avec Spotify. Quoiqu’il en soit, cet accord est signé d’extrême justesse, la veille du lancement aux États-Unis.
Fin septembre 2011, Facebook annonce l’intégration de plusieurs services de média dans son interface, dont Spotify, qui n’a pas eu l’exclusivité espérée dans la musique, mais bénéficie d’un partenariat étroit et d’une forte intégration. Elle permet à de nombreux utilisateurs de Facebook de découvrir le service en voyant apparaître dans leur fil d’actualité ce qu’écoutent leurs amis sur Spotify, qu’ils peuvent écouter eux-mêmes s’ils le souhaitent sans quitter Facebook. En l’espace de quelques jours, le nombre d’utilisateurs actifs de Spotify sur Facebook passe de 1,12 million à 3,25 millions (source). Et le nombre global d’utilisateurs actifs du service dans le mois (MAU, pour Monthly Average Users), boosté par ce partenariat, passe de 3 millions au mois de septembre à 7,5 millions au mois de novembre. Sur l’ensemble de l’année, la compagnie réalise un chiffre d’affaires de 187,8 M€, et poste une perte nette de 45,4 M€.
La folle économie de Spotify
L’histoire économique de Spotify est toute faite d’exponentielles : progression de son chiffre d’affaires et du coût de ses revenus, évolution de son taux de conversion en abonnés payant, de sa valorisation, et aussi creusement de ses pertes annuelles. De 430 M€ en 2012, le chiffre d’affaires de Spotify franchit la barre du milliard d’euros en 2014, approche celle des deux milliards en 2015, atteint celle des 4 milliards en 2016, et dépasse allègrement celle des 5 milliards en 2018. De manière assez régulière depuis 2012, l’abonnement pèse environ 90 % du chiffre d’affaires de la compagnie. La progression de son coût des revenus, composé à 80 % des royalties versées aux ayants droit, est un peu moins forte mais reste très prononcée. De 390 M€ en 2012 (90,5 % du CA), il atteint 1,7 milliard en 2015 (88,35 % du CA), et 3,9 milliards en 2018 (74,27 % du CA). Sur dix exercices fiscaux (de 2009 à 2018 inclus), le chiffre d’affaires cumulé de Spotify atteint 16,7 milliards d’euros, et le coût de ses revenus 13,6 milliards, soit un peu moins de 11 milliards d’euros reversés aux ayants droit.
La compagnie a investi 1,45 milliard d’euros en R&D sur la période 2009 2018, cumulé 2,5 milliards d’euros de pertes, et levé plus de 2,7 milliards d’euros auprès d’investisseurs lors d’une quinzaine de tours de table, ou sous la forme d’émissions d’obligations convertibles en actions. De un milliard d’euros lors de sa levée de fonds américaine en juin 2011, sa valorisation est passée à 3 milliards en novembre 2012, à 4,25 milliards un an plus tard, puis à 8,5 milliards lors d’une levée de fonds de 526 millions de dollars en juin 2015. Au cours de la journée de son introduction directe à la bourse de New York, en juin 2018, elle a frôlé les 30 milliards. Sa capitalisation boursière fluctue depuis entre 25 et 30 milliards de dollars.
De 20 millions à fin 2012, le nombre d’utilisateurs mensuels actifs du service (MAU), désormais présent dans une soixantaine de pays, a passé la barre des 50 millions courant 2014, puis celle des 100 millions courant 2016, et celle des 200 millions fin 2018. Spotify revendiquait 232 millions de MAU à la fin du premier semestre 2019. La progression du nombre de ses abonnés a été encore plus forte, ce qui a favorisé celle de son taux de conversion. De 2 millions à fin 2012, le nombre d’abonnés à Spotify atteignait 15 millions fin 2014, frôlait les 50 millions fin 2016, et a franchi la barre des 100 millions au premier trimestre 2019, atteignant 108 millions à la fin du premier semestre. Son taux de conversion en abonnés payants est passé quant à lui de 25 % en 2012 à 30 % en 2015, et était de 46,5 % en juin 2019.
Acquisition de Tunigo, The Echo Nest, Seed Scientific, Preact, Sonalytics, Mediachain Lab, Niland, Soundtrap, Gimlet, Anchor, Distrokid…
De nombreuses acquisitions ont étayé l’histoire de Spotify jusqu’à aujourd’hui, qui marquent l’évolution de sa stratégie, ses tâtonnements et ses errements, et illustre sa grande capacité d’adaptation : celles de la start-up de découverte musicale Tunigo en 2013, du moteur de recommandation The Echo Nest en 2014, du spécialiste de l’analyse des big data Seed Scientific en 2015, de la plateforme de services de cloud Preact en 2016, du spécialiste de la reconnaissance musicale Sonalytics en 2017 ; et, la même année, celles du spécialiste des technologies de blockchain Mediachain Lab ou encore de la start-up française Niland, spécialiste de l’intelligence artificielle. Parmi les acquisitions les plus récentes figurent Soundtrap un studio de création musicale collaborative en temps réel, les sociétés de production et de distribution de podcasts Gimlet et Anchor, ou encore le distributeur en ligne Distrokid.
Ces acquisitions sont autant d’indices des pistes explorées par Spotify et des évolutions qu’est susceptible de connaître son service. La compagnie n’en a peut-être pas fini d’investir massivement dans son développement, aussi bien technologique que géographique, sans que la quête de rentabilité ne devienne encore une priorité. Les « faibles » pertes qu’elle a enregistrées en 2018 – 78 M€, contre 1,2 milliard l’année précédente – auraient pu laisser penser le contraire. Elles ont été de 218 M€ sur les six premiers mois de 2019, ce qui tend à montrer qu’elle ne prend toujours pas ce chemin. Après tout, Amazon a mis plus de vingt ans à se soucier d’être profitable. Spotify envisage désormais de devenir la première plateforme de diffusion audio dans le monde, ce qui va encore nécessiter de très lourds investissements et développements. L’histoire de ce corsaire suédois, qui a mis un sacré coup d’arrêt au piratage de musique en ligne, et porte dignement, en véritable enfant prodigue du peer-to-peer, l’héritage de la révolution initiée par Napster, commence à peine à s’écrire.
Philippe Astor