À l’occasion du Disquaire Day, organisé le 12 juin puis le 17 juillet 2021, le Centre national de la musique met en lumière le métier de disquaire indépendant.
Rencontre avec Bernard Ducayron et Théo Jarrier, disquaires Souffle Continu à Paris, par Pascal Bussy.
Venir au Souffle Continu est une expérience où culture et plaisir se mêlent étroitement. En arrivant dans la petite rue Gerbier où il est niché, juste en-dessous du Père-Lachaise à Paris, on peut se souvenir que c’était là que se trouvait autrefois la Petite Roquette, une prison pour jeunes délinquants où fut notamment incarcéré Jean Genet… Et si l’on réfléchit au nom insolite de la boutique – qui écrira un jour une thèse sur les patronymes si inventifs des magasins de disques… ? –, on s’aperçoit qu’il fait référence à la technique de respiration circulaire utilisée notamment par les Aborigènes australiens quand ils jouent du didjeridoo, tout comme par les saxophonistes piliers du jazz moderne Roland Kirk et Sonny Rollins.
Et puis l’on pousse la porte de ce temple de la musique fondé en 2008 par Bernard Ducayron et Théo Jarrier, deux experts à la curiosité inépuisable, et c’est le vrai début de l’aventure. Faut-il commencer par les bacs des derniers arrivages sous le comptoir ? Aller fouiller du côté de l’electronica et des musiques abstraites vers le fond ? Effeuiller d’un œil envieux les rééditions de grands classiques pop qui manquent à notre collection ? Se perdre dans les musiques extra-européennes ou dans l’ambiant ? Rarement on a vu des rayons aussi riches de perles connues ou inconnues. Théo explique :
L’un des effets inattendus de la crise sanitaire, c’est que nous drainons un nouveau public, des gens qui ont pris conscience qu’il fallait soutenir les petits commerces culturels, les libraires comme les disquaires. Le 24 novembre dernier, quand Emmanuel Macron a annoncé que les disquaires allaient pouvoir rouvrir, il a été le premier président de la République à avoir prononcé le mot « disquaires » dans une allocution ! Mine de rien, ça a contribué à recentrer les choses. Et du même coup cette augmentation de nos clients nous a poussés à élargir notre référencement, par exemple vers la culture hip hop et le rock mainstream.
Théo Jarrier
Ce déclic bénéfique n’est pas si facile que cela à analyser, avouent les deux patrons du Souffle. Pendant la période du Covid, raconte Bernard, nous n’avons vraiment fermé que deux mois et on a eu des aides. Le regain d’activité vient aussi du click & collect, un phénomène qui s’est installé et qui continue. On a aussi profité des pays voisins qui avaient leurs magasins fermés, la Belgique et l’Italie par exemple, avec beaucoup de commandes sur notre site et aussi via Discogs. La seule chose que nous regrettons, c’est que l’on ne sache pas qui sont ces acheteurs ; oui, c’est curieux, ils sont comme un public invisible…
Dans ce portrait de l’un des disquaires indépendants les plus audacieux d’aujourd’hui, il ne faut surtout pas oublier le label homonyme, Souffle Continu Records, que les deux compères ont monté en 2014 et qui compte aujourd’hui 70 références. Spécialisé dans la réédition des musiques libertaires post-68, il est basé sur une éthique éditoriale modèle, du choix des références jusqu’au pressage – très majoritairement du vinyle – en passant par les textes d’accompagnement, jusqu’au grammage du carton qui enveloppe ces beaux objets. Les tirages sont en général de 500 exemplaires et il y a des titres fétiches, comme le Moshi de Barney Wilen qui totalise plus de 3 000 ventes. Parmi les dernières parutions de ce catalogue éclairé où on trouve notamment Jacques Thollot, Emmanuelle Parrenin, Jac Berrocal et Areski, citons plusieurs rééditions du pianiste et chef d’orchestre français Jef Gilson comme Le Massacre du printemps et les deux Malagasy, parus naguère sur Futura Records et Palm, des labels défricheurs mythiques ; mais attention, les premiers tirages sont déjà en voie d’épuisement, dépêchez-vous !
Dans cette boutique aux allures de gigantesque cabinet de curiosités sonores, il y a aussi des livres, des journaux comme le mensuel anglais de référence The Wire, et des événements réguliers, lancements d’albums, miniconcerts ou signatures d’artistes. Tout cela contribue à fidéliser les nouveaux clients, souvent des jeunes, reprend Théo, et il y a aussi du bouche-à-oreille, toute une recrudescence qui passe aussi par le Net, et ce ne sont pas forcément que des gens du quartier. Par contre, on a perdu pour le moment et à cause de la pandémie une clientèle internationale qui venait nous voir, comme des Japonais ou des Australiens, il ne reste que quelques musiciens de temps en temps qui ont le droit de voyager.
Quelles sont les meilleures ventes récentes du magasin ?
On est dans un périmètre entre le spiritual jazz, l’ambiant et le contemporain, répond Bernard en citant Promises, le dernier Pharoah Sanders avec Floating Points, les disques d’Ariel Kalma et ceux de Caterina Barbieri, sans oublier le Live à Stuttgart de Can. Une belle complémentarité de musiques écrites et improvisées, de jazz et de planant, avec un dénominateur commun qui serait une transe subtile et plutôt addictive…
Et le Disquaire Day ?
Contrairement au 12 juin, le 17 juillet n’est pas une date idéale, lancent Bernard et Théo à l’unisson, mais globalement sur les deux journées il y a des références vraiment intéressantes. Ils partagent avec nous leurs choix : Egypt Strut de Salah Ragab, la B.O. de La piscine de Michel Legrand, The Loud Minority de Frank Foster… Et pour le 17 juillet les deux complices misent sur Bobbie Gentry, Candi Staton, Bill Fay, John Martyn, Charlie Parker, David Crosby, et trois références clés du post-punk, les enregistrements à la BBC des Sisters Of Mercy et des March Violets, et la réédition du Wild Mood Swing des Cure.
Mais attention, affirmer que la petite entreprise Souffle Continu ne connaît pas la crise serait un rien présomptueux. Car si beaucoup de signaux sont au vert le marché reste fragile et connaît en ce moment des soubresauts inquiétants. Certaines usines de pressage se débarrassent des petits labels et se concentrent sur les gros tirages, les délais de fabrication et donc de réassort sont très longs, et surtout les prix ne cessent de monter, un phénomène exacerbé récemment par la décision brutale des trois majors d’augmenter des centaines de vinyles de leur fonds de catalogue de taux qui vont de 17 à 37 % ! Si cela se confirmait, avec des albums simples déjà multi-rentabilisés comme Harvest de Neil Young qui seraient à 40 € en magasin, non seulement ce serait un épisode de plus dans l’absence totale de lisibilité des prix des disques – contrairement au livre où tout est très clair –, mais cela ébranlerait les marges déjà faibles du Souffle Continu et de tous les disquaires indépendants, en fait toute la filière de la distribution physique serait impactée. Une affaire très sérieuse dont les médias commencent à parler, comme Libération et Ouest-France tout récemment, et que tous les mélomanes et amoureux du disque vont surveiller de près