« Musique et jeux vidéo » est le premier article du dossier « La conquête des mondes virtuels par les musiques actuelles»
En avril dernier Travis Scott donne un concert en ligne dans Fortnite qui réunit plus de 27 millions de spectateurs à travers le monde, tandis que le club berlinois Berghain se voit lui entièrement recréé dans un autre jeu vidéo, Minecraft, dès le mois de juin 2019. La musique a accompagné la naissance et la croissance du monde des jeux vidéo. La massification du jeu en ligne et l’arrivée des technologies immersives offrent désormais aux artistes un nouvel horizon de développement bien plus vaste que celui des liens originels unissant les deux univers.
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Au mitan du film Ready Player One, le héros Wade Watts se retrouve à danser avec son crush virtuel Art3 mis dans une discothèque où les participants choisissent la musique pop de leur choix. Discothèque qui se trouve être en réalité dans l’Oasis, un monde virtuel ouvert, un métavers donc, où l’humanité passe désormais l’essentiel de son temps libre. Dans la réalité Wade danse tout seul dans une carcasse de voiture perdue au beau milieu d’une gigantesque casse. Ce monde dystopique où la musique pop viendrait agrémenter des expériences individualisées au possible est-il l’avenir vers lequel on chemine ?
Non. La discothèque virtuelle personnalisable avec la musique « à la carte » semble être légèrement anachronique et surtout contre le cours de l’histoire. Elle oublie le côté culturel du club, qui est avant tout un endroit de lien social, d’expérience partagée. Expérience partagée qui est aussi au cœur de l’adhésion aux jeux vidéo et aux univers virtuels. Adhésion et sentiment communautaire qui sont suscités pas une expérience sonore distinctive, la musique.
Des liens historiques forts entre jeux vidéo et musique
Musique et jeux vidéo sont étroitement liés depuis les débuts du second. On associe souvent les premiers jeux des années 1970-1980 aux BO vintage qui les habillent. La nostalgie de ces premiers jeux se manifeste d’ailleurs par un attachement à des sensations, des perceptions et donc aux musiques qui accompagnaient les premiers jeux – des musiques limitées par les contraintes techniques de leur époque. L’habillage sonore des jeux vidéo s’est donc très rapidement tourné vers la musique de synthèse avec une véritable évolution.
D’une musique synthétique électronique minimaliste dans les années 1970, les progrès techniques ont permis de passer progressivement à des formes de musique plus élaborées avec des sonorités instrumentales puis orchestrales de plus en plus riches. Le tout doublé d’une vraie réflexion sur l’identité sonore de l’objet jeu vidéo. La musique devient un marqueur mémoriel majeur du jeu à l’instar de ce que l’on observe dans l’industrie cinématographique ou publicitaire, déjà bien établies. Des artistes et labels se mettent à se spécialiser dans le genre, notamment au Japon où l’on peut citer, entre autres, Koji Kondo à qui l’on doit les BO mythiques de Super Mario et The Legend of Zelda.
Un genre musical identifié se construit donc dans les années 1970-1980 avec des compositeurs dédiés. Dès les années 1990 naissent les premières interactions entre musiques actuelles et jeux vidéo grâce aux synchronisations de titres existants sur des jeux tels que Grand Theft Auto (GTA) ou bien FIFA. Ces séries à succès se spécialisent d’ailleurs désormais dans la détection de musiques, et chaque sortie des nouveaux jeux des franchises est souvent précédée de la sortie (très attendue) des BO qui font un carton et permettent à certains groupes d’émerger auprès du grand public. L’adoption massive et mondialisée de ces jeux permet aux artistes de toucher une très large audience. Une audience captive puisque, comme dans la publicité ou dans le cinéma, l’effet d’association entre l’image et la musique est total. Si bien qu’au lieu d’associer la musique à l’apparence de l’artiste ou du groupe l’ayant jouée, l’esprit va associer cette dernière au produit culturel visionné.
Les jeux vidéo comme un moyen de promotion du roster de certains labels ?
Mais en parallèle de la synchro, des liens de plus en plus étroits vont se nouer entre les mondes preux du jeu vidéo et des musiques actuelles. Le premier GTA de la nouvelle maison d’édition Rockstar Games (GTA 3) sort en 2001. C’est un des premiers jeux du développeur et éditeur américain qui appartient à Take Two Interactive depuis 1998. Avant 1998, Rockstar Games était connu sous un autre nom, celui de l’ancienne branche du groupe BMG, celle consacrée à l’édition (américaine) de jeux vidéo, BMG Entertainment Interactive.
L’acquisition de cette maison d’édition qui avait déjà commencé la franchise GTA (1 & 2) a permis à Take Two Interactive de muscler son offre internationale en acquérant une maison d’édition américaine de jeux vidéo. De l’autre côté, BMG (Bertelsmann Music Group, alors division du groupe de média allemand Bertelsmann) se séparait contre un chèque conséquent de son entité consacrée aux jeux vidéo pour se recentrer sur des considérations purement musicales. À l’aune du succès qu’a connu la franchise GTA, on peut se poser des questions a posteriori sur ce choix stratégique, surtout lorsque l’on sait la crise du disque qui touchera durement le géant allemand au début des années 2000.
BMG Entertainment Interactive avait été créé en 1994 comme une division de BMG qui travaillait sur l’élaboration de jeux vidéo depuis leurs studios de NYC. Cette branche s’adossait à la création de jeux vidéo, diversifiant les activités de BMG et permettant aussi une autre voie de promotion potentielle pour les artistes de la major de l’époque. À la lumière de cela il est aisé de comprendre pourquoi la franchise GTA fut l’une des pionnières dans la synchronisation musicale (c’est-à-dire celles des artistes signés chez sa maison mère) et aussi pourquoi désormais leurs BO vont piocher dans un répertoire bien plus large, puisque l’éditeur n’est plus cantonné aux artistes de la maison mère musicale.
L’arrivée de la musique pop en bande originale
Mais la coexistence de cette entité au sein de ce qui était l’une des majors des années 1990 n’a pas été forcément répliquée. Intéressons-nous à une autre major historique : en 2012 le groupe Sony a amorcé une réorientation stratégique. Le nouveau management a imposé une stratégie intitulée « One Sony », stratégie axée sur le développement de ses filiales gaming et digitale (voir mobile first) pour relancer l’ensemble de la corporation japonaise. En 2019, Tim Ingham s’est intéressé à mesurer l’impact de cette stratégie sur la création de passerelles créatives entre les différentes entités de la corporation. Auparavant filiale de Sony Entertainment, Sony Music Entertainment est passé en 2017, avec l’arrivée de Rob Stringer, au même niveau hiérarchique que Sony Computer Entertainment ou Sony Home Entertainment and Sound au sein de la corporation.
Un exemple des opportunités offertes par ce changement hiérarchique a été la participation de Sony Music Entertainment au processus de création du jeu vidéo Death Stranding. Les équipes de Sony Music ont travaillé en partenariat avec Sony Computer Entertainment sur la soundtrack officielle du jeu (qui sera sortie comme un album solo), y incluant des travaux originaux créés pour l’occasion par les mastodontes de la major. Ce faisant, ici l’on s’éloigne de la synchro pour aller vers la création de musique originale pour l’objet jeu vidéo. Et à ce jeu-là, Sony n’est pas pionnier.
En 1997, David Cage, fondateur de ce qui est encore un tout jeune studio de jeux vidéo parisien dénommé Quantic Dream, demande la possibilité à David Bowie de synchroniser le titre « Heroes » pour The Nomad Soul, le projet en gestation du studio. David Bowie refuse et fait une contre-offre, il s’occupera de créer tout un album pour la BO du jeu. Le studio ravi de cette extraordinaire collaboration ira jusqu’à créer deux avatars de l’artiste qui interviennent sporadiquement au long du jeu. Cette manifestation virtuelle du physique de l’artiste va d’ailleurs conditionner le format que vont prendre les concerts organisés en ligne dans ces espaces.
L’émergence en deux temps des concerts virtuels
Neuf ans après la sortie de The Nomad Soul, le groupe U2, alors au summum de sa gloire, voit un groupe de fans recréer ses concerts en virtuel dans l’un des premiers jeux en ligne communautaires : Second Life. Second Life, né en 2003, comme son nom l’indique permet à tout joueur de se créer un avatar virtuel pour évoluer dans un monde libre et adaptable. À la différence de jeux similaires tel que Les Sims développés à l’époque, Second Life est un jeu social qui permet à tout internaute de discuter et d’échanger avec d’autres internautes en ligne, et parfois de créer des relations qui vont même se poursuivre hors ligne. Limité par les technologies de l’époque, le jeu n’est accessible qu’une fois connecté sur son ordinateur.
Il faut attendre l’essor de la téléphonie mobile connectée et le développement de nouveaux jeux communautaires de grande ampleur pour voir une star des musiques actuelles réaliser un concert totalement en ligne. En 2019, le DJ et producteur d’EDM, Marshmello, effectue un live set depuis la plateforme la plus en vogue de l’époque Fortnite Battle Royale, 10 millions de joueurs se connectent pour assister à ce dernier. Un nombre qui bat à plate couture le précédent record de joueurs simultanés sur l’application (8,3 M précédemment). Un nombre qui représente aussi 5 % du nombre total de joueurs recensés par le développeur en novembre 2018.
L’éditeur de Fortnite, Epic Games, réédite l’opération en compagnie de l’équipe de Travis Scott (signé sur le label Epic de Sony (qui se ressemble s’assemble ?)). Cette fois-ci c’est pour une série de concerts préenregistrés dont la diffusion s’adapte aux différents fuseaux horaires. Résultat : 27,7 millions de joueurs assistent aux concerts du rappeur texan qui embrase le ciel de Fortnite avec son avatar géant. Le show est total, et l’équipe du rappeur capitalise dessus immédiatement : vente de merchandising dans le jeu (skins, éléments décoratifs, etc.), vente de merchandising hors ligne (T-shirts, shirts, et autres goodies reprenant l’avatar virtuel), campagne de communication dantesque. Cet événement musical majeur de 2020 capitalise sur une audience de joueurs en pleine croissance suite aux mesures de confinement mises en place dans de nombreux pays autour du globe.
Mais l’info à retenir du côté de cet éditeur de jeux vidéo intervient peu après ce concert : l’ouverture de nouveaux modes de jeu qui ne sont plus exclusivement régis par le système d’arènes et de confrontation, avec notamment la création de scènes virtuelles. Scènes virtuelles pouvant accueillir, tout comme les arènes auparavant, des jauges de 100 personnes réunies dans un même espace de jeu et d’échange. Ce qui laisse penser que Epic Games ait pris en compte l’usage légèrement différent fait par les utilisateurs de son jeu. Les joueurs ayant braconné – pour reprendre les termes de Michel de Certeau – la dimension de combat de type last man standing au profit d’une socialisation virtuelle. Nils Adamus, décryptant les propos de Tim Sweeney (PDG d’Epic), indique que Fortnite pourrait évoluer vers une forme de « métavers », un monde virtuel ouvert à l’horizon des possibles.
Parallèlement de nombreuses initiatives ponctuent le premier confinement de l’hémisphère nord : des fans de Run The Jewels recréent des visuels des pochettes d’albums dans Animal Crossing, voire des tenues de clip, des DJ commencent à jouer dans Roblox et des collectifs organisent des soirées club dans Minecraft. Et, tout dernièrement, comme le pointe l’excellent Flavien Defraire du blog le Son Dopamine, Gorillaz (groupe pionnier sur les avatars) a joué son morceau dans l’émission de talk-show créée et diffusée dans Animal Crossing – le premier avatar d’avatar était donc né.
L’ère du jeu vidéo en ligne de masse
Tous les précédents noms cités : Fortnite, Minecraft, Roblox, Animal Crossing sont des jeux accessibles en ligne et ouverts aux interactions sociales. De la même manière que l’essor des NTIC a permis l’avènement du livestream, il a permis aussi la démocratisation de ce type d’usage des jeux vidéo. On a d’abord connu ça dans des jeux de shooting classique tels que Counter Strike ou bien des jeux de sport (FIFA, NBA 2K) mais qui ne pouvaient se jouer sur du multi-device. L’adaptation des jeux vidéo au format des smartphones a scellé le boom de ces usages : les jeux mobile first ont fait leur irruption dans le quotidien des internautes, qui ont désormais dans leur poche des sources de distraction nouvelles.
Des sources de distraction souvent très rentables : la version mobile de Roblox, cette plateforme de divertissement permettant à plus de deux millions de développeurs de créer leurs propres mini-espaces, a rapporté plus de deux milliards d’euros en chiffre d’affaires depuis sa création – un milliard durant l’année écoulée. Parmi les mini-espaces créés on peut noter celui développé par Popgun, Splash Music, qui permet à des utilisateurs de créer de la musique en ligne et de la partager aux autres joueurs présents dans l’espace virtuel. En juin 2020, si l’on en croit cet article de Stuart Dredge de Music Ally, après 20 jours d’existence, le mini-jeu avait attiré plus d’un million de joueurs, et 33 000 joueurs en avaient fait l’un de leurs espaces favoris. Roblox à l’instar de Minecraft est un jeu dit de « bac à sable » comme l’indique Les Échos, un jeu où ce sont les joueurs qui fabriquent leurs espaces et les mini-jeux, un espace qui permet d’effectuer des microtransactions, ce que l’on retrouve aussi chez Fortnite. Dans la vidéo qui suit, on peut admirer l’espace où le concert d’Ava Max réalisé en partenariat avec Triller a eu lieu. Le commentateur nous montre comment trouver des items gratuits, car oui du merchandising peut être trouvé via des quêtes ou acheté directement dans l’application pour venir habiller l’avatar du joueur.
Ces nouveaux canaux de socialisation sont donc le terreau rêvé pour expérimenter de nouvelles formes de diffusion, de campagnes marketing. Évidemment il y a d’abord dans une phase d’expérimentation une question de moyen. Force est de constater qu’un Travis Scott, un Marshmello ou bien une Ava Max disposent d’un budget marketing très conséquent. Un budget qui n’est pas l’apanage des 99,99 autres pour cent d’artistes sur cette planète. La popularité de l’artiste dans ces premières expérimentations joue aussi comme élément promotionnel majeur pour ces jeux et les marques associées. Ainsi Triller et Roblox ont bien capitalisé sur la portée médiatique et la communauté de fans que pouvait leur apporter une chanteuse telle qu’Ava Max pour leur propre visibilité – Roblox qui proposait d’ailleurs aux joueurs une expérience virtuelle en 3D du concert via des casques Oculus.
Il y a donc un intérêt partagé entre acteurs et un coût d’entrée important pour les artistes. Ceci étant dit ce coût d’entrée élevé devrait baisser au fil du temps et permettre le développement de l’usage de ces nouveaux canaux par des artistes plus modestes qui pourront s’emparer et attirer leurs fans sur ces plateformes. Car bien évidemment leur présence est aussi un levier de développement supplémentaire pour ces jeux-mondes. Un développement qui pourrait aussi bénéficier de l’essor des nouvelles technologies immersives que sont la réalité virtuelle et la réalité mixte ou augmentée.