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RealNetworks, inventeur du streaming et propriétaire de Napster

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Histoire d’une saga industrielle à l’ère d’Internet – Pionnier méconnu du streaming et star de la bulle Internet des années 1990, la compagnie RealNetworks, qui a repris le contrôle de Napster, parvient à se redresser au terme d’une longue traversée du désert. Récit de ce qui s’apparente, vingt-cinq ans après sa création, à une véritable saga industrielle de l’ère Internet.






De l’été à l’automne, le journaliste Philippe Astor nous livre une série en huit épisodes sur l’histoire du streaming à travers ses entreprises pionnières. Une analyse riche et détaillée pour mieux comprendre comment ce marché s’est structuré, de ses balbutiements à aujourd’hui.
Retrouvez les autres épisodes :
Les pionniers du streaming #2 : Deezer
Les pionniers du streaming #3 : Pandora
Les pionniers du streaming #4 : Youtube
Les pionniers du streaming #5 : Spotify



C’est fin 1999 que se répand comme une traînée de poudre sur Internet le logiciel peer-to-peer Napster, qui permet d’échanger directement de la musique entre particuliers via le réseau des réseaux, dans le format audionumérique MP3. La même année, le fournisseur de solutions logicielles de streaming audio et vidéo RealNetworks, avec ses technologies RealAudio et RealVideo introduites en 1995 et en 1997, est en pleine ascension.

Le numéro un du logiciel d’alors, Microsoft, qui développera quelques années plus tard des codecs concurrents (algorithmes d’encodage audionumérique), sous l’acronyme WMA (pour Windows Media Audio), ne vient pas encore marcher sur ses plates-bandes. Et le développement du haut débit promet de beaux jours au streaming audio et vidéo.

En l’espace de trois ans, RealNetworks a presque multiplié son chiffre d’affaires par dix

En l’espace de trois ans, la start-up RealNetworks, qui a levé 10 millions de dollars auprès de sociétés de capital risque en 1996, et 37 millions lors de son introduction à la Bourse de New York l’année suivante, a presque multiplié son chiffre d’affaires par dix, à hauteur de 131 millions de dollars. Elle atteint 241 millions de dollars en 2000 – 85 % des contenus diffusés en streaming sur Internet le sont alors au format RealAudio ou RealVideo -, avant que l’éclatement de la bulle Internet ne vienne redistribuer les cartes, et faire fondre sa capitalisation boursière de 90 %.

La compagnie, dont les revenus reposent pour l’essentiel sur les licences de ses logiciels pour serveurs audio et vidéo et sur les services professionnels fournis autour, encaisse mollement le choc. Son chiffre d’affaires recule de 22 % en 2001 ; mais il ne baisse que de 3,3 % en 2002, et repart durablement à la hausse l’année suivante, battant même un nouveau record en 2004, à plus de 260 millions de dollars. Dès lors la machine s’emballe, et les affaires de RealNetworks deviennent fructueuses. En 2005, la compagnie enregistre un bénéfice record de 312 millions de dollars, après avoir essuyé trois années de pertes.






Les années d’insouciance

Dès 2001, RealNetworks lance un premier service vidéo sur abonnement payant, RealOne, accessible depuis ses logiciels clients – les lecteurs RealPlayer et Real Jukebox (logiciel intégré permettant de gérer sa « musicothèque » personnelle). Aux États-Unis, le forfait donne accès à un catalogue de contenus premium (sports, musique, information, divertissement), fournis par ABC News, CNN ou encore la NBA.

La même année, la compagnie introduit RealArcade, sa plateforme de téléchargement payant de jeux vidéo pour PC. En août 2003, elle finalise le rachat de Listen.com, une plateforme de streaming audio à la demande, pour un montant estimé à 36 millions de dollars. RealNetworks devient alors opérateur du tout premier service de streaming musical sur abonnement aux États-Unis, Rhapsody, lancé originellement par Listen.com en décembre 2001. Il propose un catalogue de 500 000 titres, et bénéficie d’accords de licence avec les quatre majors de la musique.

Nous nous attendons à une concurrence croissante de détaillants en ligne comme Amazon.com







Au cours de la décennie 2000, la compagnie voit les services professionnels associés à son offre logicielle (installation, maintenance, conseil, hébergement) et ses services grand public sur abonnement (dont Rhapsody) devenir sa principale source de revenus. De 34 % en 2001, leur part de son chiffre d’affaires passe à 60 % en 2002, atteignant 75 % en 2005. En 2005, les services de musique (streaming, radio, téléchargement) pèsent 31 % du chiffre d’affaires de RealNetworks, soit deux fois plus que les licences de ses solutions logicielles, à parité avec les services professionnels. Le chiffre d’affaires global de RealNetworks s’est envolé, atteignant 325 millions de dollars, dont près de 100 millions en provenance des seuls services de musique en ligne.

En 2007, MTV Networks, filiale du groupe de médias américain Viacom, et RealNetworks fusionnent leurs services de musique en ligne respectifs, Urge et Rhapsody, au sein d’une joint-venture baptisée Rhapsody America, dont RealNetworks est actionnaire majoritaire avec 51 % des parts. L’objectif est de faire face à la montée en puissance de la boutique de musique en ligne iTunes d’Apple, et d’une concurrence accrue. « Microsoft a également commencé à offrir des services de musique haut de gamme en conjonction avec son système d’exploitation Windows Media », relate RealNetworks dans son rapport annuel. « Nous nous attendons en outre à une concurrence croissante de détaillants en ligne comme Amazon.com », poursuit la compagnie, qui évoque aussi la concurrence déloyale des réseaux peer-to-peer.







Échec industriel

En 2008, le chiffre d’affaires de RealNetworks atteint un nouveau sommet, franchissant pour la première fois la barre de 600 millions de dollars. Mais ses revenus en provenance de la musique en ligne ne progressent que de 8 %, contre une hausse de 21 % l’année précédente et malgré le transfert vers Rhapsody des abonnés du service concurrent Yahoo Music Unlimited, qui a fermé ses portes, et le lancement d’un bundle avec l’opérateur mobile américain Verizon Wireless.

C’est le segment des solutions logicielles qui gonfle le bilan 2008 de la compagnie, avec une progression de ses revenus de 185 % essentiellement externe, reposant sur un volet d’acquisitions. La croissance du chiffre d’affaires global de RealNetworks n’est plus cependant que de 7 % sur un an, contre une hausse de 44 % en 2007. Et la compagnie enregistre la plus lourde perte de son histoire après trois années bénéficiaires : 244 millions de dollars.

À ce stade, RealNetworks – qui cherche d’abord à développer Rhapsody aux États-Unis, avant de le lancer à l’international – ne voit pas encore poindre à l’horizon la nouvelle garde du streaming musical à la demande que vont incarner le Français Deezer ou le Suédois Spotify, aujourd’hui rejoints par pléthore d’acteurs – dont Apple, Amazon et Google. C’est près du tiers de son chiffre d’affaires (27 % attribuables à la musique en ligne en 2008, pour l’essentiel à Rhapsody) qui en sera possiblement impacté.

Rhapsody ne voit pas venir la nouvelle garde du streaming et la montée en puissance de YouTube

Surtout, le pionnier américain des solutions de streaming audio et vidéo ne voit pas encore venir la montée en puissance de YouTube, que Google a racheté fin 2006 pour 1,65 milliard de dollars. La plateforme d’hébergement et de partage de vidéos UGC (pour User Generated Content), réalisées ou simplement copiées par les internautes, utilise des codecs standards du marché et non pas ceux de RealNetworks, et va s’imposer très vite, de manière dominante, comme le numéro un mondial de la vidéo en ligne.

Avec YouTube, plus aucune entreprise (et encore moins un particulier) n’a besoin d’installer les logiciels serveurs de RealNeworks (et de payer leurs licences, en plus du coût du hardware), pour diffuser du son ou de la vidéo sur Internet. Le business model de RealNetworks, qui est celui d’un éditeur de logiciels propriétaires traditionnel, est dépassé et condamné à très court terme. Une nouvelle ère s’ouvre : celle des plateformes, qui fournissent gratuitement à la multitude les infrastructures, les applications et les services nécessaires à la communication, et tirent parti des données d’utilisation qu’elles récupèrent.

La guerre des DRM

Bien que pionnier en la matière, RealNetworks n’est pas parvenu à imposer ses codecs audio propriétaires comme standards de fait au marché. À la fin des années 2000, très peu de périphériques audio les supportent en natif. Ceux qui supportent les codecs WMA de son concurrent Microsoft et ses technologies de DRM (dispositifs de protection contre la copie) sont par contre légion – sur un marché des baladeurs audio par ailleurs dominé à 75 % par le iPod d’Apple, qui a adopté les codecs du format standard AAC et son propre système de DRM propriétaire, baptisé FairPlay.

Pour RealNetworks, qui se retrouve pris entre deux feux, la situation devient cornélienne. Afin que la musique qu’il commercialise soit lisible sur un grand nombre d’appareils, son service de musique en ligne Rhapsody, qui propose à la fois du streaming et de l’achat de titres à l’unité à ses abonnés, utilise comme Apple les codecs audio du standard AAC, format audionumérique le plus largement supporté par les fabricants – et non pas les codecs RealAudio de la compagnie. Et pour répondre aux exigences des labels et maisons de disques, qui imposent encore des protections contre la copie au milieu des années 2000, Rhapsody a dû implémenter son propre système de DRM, baptisé Helix, qui n’est pas compatible avec les baladeurs iPod, ni avec ceux qui supportent le format Windows Media de Microsoft.

En 2003, la start-up fondée par Rob Glaser, qui occupa lui-même des fonctions de direction chez Microsoft pendant dix ans avant de créer sa propre compagnie, traîne le numéro un du logiciel en justice pour abus de position dominante. Microsoft fournit en effet son lecteur Windows Media intégré en standard à son système d’exploitation Windows, qui équipe alors 90 % des ordinateurs en circulation, ce qui lui offre un avantage concurrentiel indéniable. En 2004, L’Union européenne inflige une amende de 600 millions de dollars à Microsoft, qui se voit contraint de retirer son lecteur Windows Media de Windows en Europe, et finira par verser 761 millions de dollars à RealNetworks pour mettre fin à ses poursuites. Une victoire à la Pyrrhus pour RealNetworks, qui reste piégé par la guerre des DRM.

Apple domine le marché en réussissant ce que RealNetworks n’est jamais parvenu à faire





Apple refusant de licencier sa technologie de DRM Fairplay à RealNetworks, comme à ses autres concurrents, Rhapsody se voit en effet privé de fait de l’accès à une large portion d’un marché du téléchargement alors en plein essor. Les possesseurs d’iPod, majoritaires, préfèrent acheter leur musique sur la plateforme iTunes d’Apple, dans le seul format protégé contre la copie qui soit compatible avec leur baladeur. Dès 2004, RealNetworks dénonce un abus de position dominante d’Apple devant la justice. Mais cette fois-ci, la compagnie n’obtiendra pas gain de cause, et perdra définitivement le procès antitrust intenté contre Apple dix ans plus tard, lors d’un jugement rendu en 2014.

Durant ces dix années, Apple domine sans conteste le marché du téléchargement de musique, réussissant ce que RealNetworks n’est jamais parvenu à faire : imposer un environnement propriétaire entièrement fermé et captif, du client au serveur (du logiciel au hardware dans le cas d’Apple), pour distribuer de la musique sur Internet. Ironie du sort : dès 2007, certaines majors acceptent de renoncer aux systèmes de DRM, qui furent le principal obstacle mis sur la route de RealNetworks, et n’auront plus du tout cours à compter de 2009.







RealNetworks tente bien de se remettre en selle courant 2008, en ouvrant une boutique MP3 sur Rhapsody, de téléchargement de musique sans DRM, compatible avec le baladeur iPod et les baladeurs WMA. Mais les jeux sont déjà faits. Confiné au marché américain, Rhapsody n’a plus aucune chance de faire de l’ombre à iTunes. Apple va capter l’essentiel du marché mondial du téléchargement de musique en ligne, à peine concurrencé par Amazon et pléthore d’acteurs locaux, et avant que ce canal de vente n’amorce son déclin à partir de 2014 pour conduire la firme de Cupertino à se convertir au streaming avec le lancement de son service sur abonnement Apple Music en 2015. « Ce que nous avons sous-estimé, c’est que le passage au numérique se ferait en deux étapes », confiera plus tard Rob Glaser. « D’abord le téléchargement, ensuite les abonnements ».

Retraite en rase campagne

En 2009, Rhapsody ne voit son chiffre d’affaires progresser que de 2 % : un effet plus que mitigé du bundle lancé en 2008 avec Verizon Wireless, dans un pays où le streaming ne prendra son envol que bien plus tard. Les ventes en téléchargement de sa boutique MP3 reculent de 3 %, à contre courant du marché. Début 2010, RealNetworks et MTV Networks décident d’un commun accord, après avoir envisagé de fermer la plateforme, de laisser les coudées franches à Rhapsody en tant que compagnie indépendante, et de la libérer de leurs accords de joint-venture, qui lui imposaient de faire de lourds investissements publicitaires sur les chaînes de MTV Networks.

RealNetworks, qui a encore enregistré de lourdes pertes en 2009 (217 millions de dollars), ne dispose pas des capitaux qui lui permettraient de continuer à investir dans le développement de Rhapsody, d’essuyer ses pertes, et de prendre part à la bataille qui va s’engager dans le secteur du streaming musical à l’échelle internationale. N’étant plus actionnaire majoritaire de Rhapsody à compter d’avril 2010, la compagnie, même si elle détient toujours 47 % de son capital, n’a plus à consolider les résultats opérationnels de la plateforme dans les siens. Le chiffre d’affaires de RealNetworks dans la musique en ligne voit son périmètre se rétrécir de facto. De 160 millions de dollars en 2009, il chute à 35 millions en 2010.










RealNetworks n’a plus à inscrire à son bilan les pertes nettes de Rhapsody, qui s’élèvent à 30 millions de dollars sur la période d’avril à décembre 2010, pour un chiffre d’affaires de 91 millions de dollars. La compagnie voit le coût des revenus de son segment musique (essentiellement les royalties versés aux ayants droit) passer de 98 millions de dollars en 2009 à 22 millions en 2010. Elle poste même un bénéfice net de 5 millions de dollars sur l’ensemble de son exercice. L’essaimage de Rhapsody lui a permis d’assainir son bilan, dont la musique ne fait plus partie à compter de 2011.

2018 : Alors que Rhapsody poste ses tous premiers bénéfices, RealNetworks enregistre une nouvelle perte de 25 M$

RealNetworks commence alors à opérer un véritable repli. En 2012, la compagnie cède l’essentiel de ses brevets dans les codecs audio et vidéo, qui ont été le cœur de sa R&D et son cœur de métier, au fabricant de processeur Intel, pour 120 millions de dollars. « La vente de ces brevets à Intel débloque une partie de la valeur substantielle et non réalisée des actifs de RealNetworks », déclare alors dans un communiqué son nouveau président et CEO Thomas Nielsen, un ancien d’Adobe Systems, qui a succédé au fondateur Rob Glaser l’année précédente.

RealNetworks va trouver un échappatoire dans le développement de technologies et de services B2B de niche à destination des opérateurs mobiles – comme les systèmes de messagerie inter-opérateurs, les dispositifs anti-spam et les ringback tonescasual games) sur le versant B2C, avec des formules d’abonnement qui lui assurent des revenus pérennes. Même si la compagnie continue à commercialiser son logiciel multimédia RealPlayer et les services qui lui sont liés, ainsi qu’à innover (dans les codecs multimédias haute définition ou la reconnaissance faciale), ces deux nouvelles lignes de business, lancées au début des années 2010, vont assurer jusqu’aux trois quart de ses revenus, et lui permettre de survivre.

En 2018, l’inventeur du streaming, dont le chiffre d’affaires a fondu inexorablement depuis 2008, et qui n’a cessé ou presque de cumuler les pertes d’un exercice à l’autre, n’est cependant plus que l’ombre de lui-même. Ses revenus sont inférieurs à 70 millions de dollars sur l’ensemble de l’année. C’est deux fois moins que pour l’entité Rhapsody International sur la même période. Alors que Rhapsody poste ses tous premiers bénéfices en 2018, RealNetworks enregistre une nouvelle perte de 25 millions de dollars.

L’échappée belle de Rhapsody

Libéré de la tutelle de RealNetworks, qui n’est plus qu’actionnaire minoritaire, Rhapsody entame la décennie 2010 sur les chapeaux de roue. Dès 2011, la compagnie voit son chiffre d’affaires progresser de 40 %, à près de 130 millions de dollars. Il ne cessera de croître jusqu’en 2016, à l’exception d’une légère baisse en 2013. En janvier 2012, la nouvelle entité indépendante, qui n’est encore présente qu’aux États-Unis, où elle revendique 750 000 abonnés, finalise l’acquisition de son concurrent Napster, déjà implanté en Allemagne et au Royaume-Uni, ce qui lui ouvre les portes du marché européen.

La marque et les actifs du réseau peer-to-peer Napster, dont l’industrie musicale a obtenu la fermeture en 2001, ont été rachetés en 2002 par l’éditeur de logiciels américain Roxio, pour 5 millions de dollars. Fort d’une autre acquisition effectuée l’année suivante – celle de la plateforme de musique en ligne Pressplay, joint-venture entre Universal Music et Sony Music, pour près de 40 millions de dollars en cash et en actions, Roxio a lancé sous le nom de Napster un service de streaming musical sur abonnement fin 2003, que la chaîne de magasins Best Buy a racheté en 2008 pour 121 millions de dollars, avant de le céder à Rhapsody en 2012 en échange d’une participation minoritaire.

« L’acquisition de Napster et de sa base d’abonnés au Royaume-Uni et en Allemagne nous fournit une porte d’entrée idéale sur le marché européen », déclare alors Jon Irwin, président de Rhapsody. « C’est le moment d’élargir nos frontières, tant sur le plan géographique que technologique, alors que nos services pénètrent de nouveaux espaces, comme l’automobile ou le salon ».

Fin 2013, sous la marque Napster, Rhapsody est présent dans une quinzaine de pays européens

À l’automne 2013, Rhapsody parvient à boucler deux levées de fonds d’un montant indéterminé : auprès du fonds californien Columbus Nova Technology Partners – propriétaire d’Harmonix, éditeur du jeu musical Rock Band, qui devient un de ses principaux actionnaires aux côtés de RealNetworks et auprès de l’opérateur mobile espagnol Telefonica. Telefonica, qui transfère les abonnés de son service sur abonnement Sonora à Rhapsody et en devient actionnaire minoritaire, propose le service de streaming américain en bundle avec ses offres de téléphonie mobile. Il lui ouvre ainsi les portes du marché sud-américain, et lui permet de renforcer sa présence en Europe. Fin 2013, Rhapsody est présent sous la marque Napster dans une quinzaine de pays européens dont la France, l’Italie, l’Espagne et les Pays-Bas.

En 2014, la plateforme de streaming, qui a dû licencier 15 % de son personnel, double le nombre de ses abonnés, qui sont 1,5 million dans le monde à la fin de l’année. Elle multiplie les partenariats de distribution, avec des opérateurs mobiles (dont SFR en France) et des fabricants de hardware, et procède à deux acquisitions : celle de Schematic Labs, une start-up californienne qui développe des applis iOS et Android ; et celle d’Extension Entertainment, start-up new-yorkaise qui a lancé un réseau social de découverte musicale. Le chiffre d’affaires de Napster n’a jamais été aussi élevé (à plus de 170 millions de dollars), mais la plateforme enregistre une perte nette de plus de 21 millions sur l’ensemble de son exercice.

Une niche de 4 milliards de dollars

En juillet 2015, Rhapsody revendique 3 millions d’abonnés dans le monde. Son chiffre d’affaires annuel va franchir la barre des 200 millions de dollars, mais ses pertes vont encore se creuser, à plus de 35 millions. Pour faire face aux échéances de sa dette, la plateforme de streaming obtient un prêt de 10 millions auprès de ses deux principaux actionnaires, RealNetworks et Columbus.

2016 est l’année où Rhapsody réalise sa plus belle performance en terme de chiffre d’affaires : il atteint presque 210 millions de dollars, et les pertes de la compagnie s’amenuisent, à moins de 15 millions. Au troisième trimestre, la plateforme de streaming réalise même un bénéfice net de 1,6 million de dollars. C’est le moment que choisit Rhapsody pour opérer globalement sous le nom de Napster, y compris aux États-Unis, où un accord de bundle est conclu avec l’opérateur mobile Sprint en novembre. Napster a également signé un partenariat avec le fabricant de casques audio Even quelques mois plus tôt, et renouvelé celui conclu avec la chaîne de magasin Aldi en Allemagne, dont il opère le service de streaming musical.

Résultats financiers de Napster de 2010 à 2018

Le nouvel environnement concurrentiel de Napster, cependant, a de quoi donner le vertige. Pendant l’été 2015, Apple a lancé son propre service de streaming musical sur abonnement, qui avait recruté 6,5 millions d’abonnés dans le monde à la fin de l’année. Le numéro un du marché Spotify en comptait 28 millions à la même échéance, contre seulement 3,5 millions pour Rhapsody. Face à un ogre comme Spotify, qui a pu se permettre d’encaisser une perte de près de 600 millions de dollars en 2016, pour un chiffre d’affaires de 3,3 milliards de dollars, le petit poucet Napster ne se sent plus de taille.

Devenu PDG intérimaire de Napster courant 2017, avant d’être définitivement confirmé à ce poste début 2018, Bill Patrizio un ancien de Technicolor, Walt Disney et Universal Studio, qui occupait un poste de direction chez RealNetworks change de stratégie et réoriente les objectifs de la compagnie, ce qui le contraint au licenciement des personnels affectés. Patrizio se détourne de la concurrence frontale avec les grands leaders du secteur du streaming, et commence à positionner Napster sur le marché B2B des plateformes en marque blanche. « Nous nous concentrons sur les partenariats avec des entreprises de tous secteurs d’activité », explique-t-il à l’occasion du lancement par iHeartRadio (ex-Clear Channel) de son propre service de radio interactive aux États-Unis, dont Napster fournit toute l’infrastructure en back-office, avec un catalogue de 40 millions de titres dont les droits ont été négociés en amont.

En décembre 2018, Rhapsody annonce un accord similaire avec Sony Music au Japon, en vue du lancement d’un service de streaming musical haute définition, sous le label « Powered by Napster ». Quelques mois auparavant, la compagnie SoundMachine, qui sonorise des points de vente et autres bars et restaurants aux États-Unis, au Canada et en Espagne, a elle aussi adopté la plateforme « Powered by Napster » de Rhapsody, pour lancer un nouveau service professionnel de sonorisation musicale sur abonnement. Le festival SXSW à Austin (Texas), en mars 2019, est l’occasion pour Napster d’annoncer un autre partenariat avec Univision, premier groupe de radio hispanique aux États-Unis, pour la refonte de son application mobile Uforia, qui donnera accès gratuitement au simulcasting de ses 58 stations de radio et à des centaines de playlists de Napster.

Ce revirement stratégique est bénéfique à Napster. Depuis fin 2017, la plateforme enchaîne les trimestres bénéficiaires. Sur l’ensemble de l’année 2018, elle réalise même un bénéfice net de 10 millions de dollars, contre une perte de 13 millions l’année précédente, ce malgré une baisse de son chiffre d’affaires de 16,5 % sur un an. C’est à ses activités B2B que Napster doit sa rentabilité nouvelle. « En raison de la croissance du marché du streaming et de sa diversification, beaucoup d’entreprises trouvent le secteur de la musique attractif, et doivent choisir entre faire les choses elles-mêmes ou s’appuyer sur un partenaire comme nous », explique Bill Patrizio lors d’une intervention au Midem à Cannes (Alpes-Maritimes), en juin 2018.

Le nouveau PDG de Napster estime que le marché mondial du streaming pourrait atteindre 20 à 25 milliards de dollars à terme, ce qui laisse selon lui de la place pour de nombreux acteurs, en particulier sur le segment B2B, qui pourrait peser un cinquième du marché. « 20 % d’un marché de 20 milliards de dollars, c’est un marché de 4 milliards, et c’est ce sur quoi nous allons nous concentrer » déclare t-il. Napster, désormais présent dans 34 pays, n’abandonne pas pour autant le marché B2C. Mais la plateforme ne dépend plus seulement de lui. Grâce au développement de ses activités B2B de PaaS (Platform as a Service), sa marge brute est passée de 18 % en 2016 à 26 % en 2018, et son résultat opérationnel est redevenu positif.

Le come-back de RealNetworks

Les deux tentatives pour remplacer Rob Glaser à la tête de RealNetworks, par Bob Kimball en 2010 suite à son départ, et par Thomas Nielsen en 2011, n’ont pas vraiment porté leurs fruits. À la demande de son conseil d’administration, le fondateur de la compagnie, qui avait entamé une seconde vie dans le secteur des nouvelles technologies en tant que business angel, en reprend les rênes dès 2012. « Le fait le plus surprenant à propos de RealNetworks, pionnier de la vidéo et de la musique en streaming, plus de 22 ans après sa création, est que la société basée à Seattle existe toujours », écrit alors le site américain Venture Beat.

Dès la mi-2015, RealNetworks, qui a conservé le droit d’utiliser les brevets vendus à Intel dans ses produits, introduit l’application RealTimes, qui s’appuie sur l’intelligence artificielle pour automatiser la réalisation de stories sur un smartphone à partir de ses photos et vidéos, et leur ajouter une bande son musicale, avant de les partager sur les réseaux sociaux ou avec des proches. Plutôt que de passer par les fourches Caudines des app stores, RealNetworks licencie directement sa technologie à des opérateurs mobiles, qui proposent le service à leurs abonnés pour moins de 2 dollars par mois. Un premier accord est conclu avec l’américain Verizon en novembre 2015, suivi d’un autre avec l’opérateur japonais KDDI quelques semaines plus tard, et avec l’Anglais Vodaphone début 2016.

Janvier 2019 : RealNetworks décide de doubler sa participation dans Napster

En 2017, RealNetworks lance un codec vidéo de nouvelle génération, RealMedia HD, qui optimise considérablement la compression des vidéos haute définition 4K et 8K, et va connaître son premier déploiement commercial en Chine, auprès des 300 millions d’utilisateurs des services de télévision par Internet de l’opérateur CIBN OTT TV et de son application mobile ChinaTV. La compagnie introduit également sa technologie Kontxt, de gestion et de filtrage des flux de messages courts (SMS, MMS) auprès des opérateurs mobiles. Mais malgré un quatrième trimestre légèrement bénéficiaire, elle poste encore une perte de 16 millions de dollars sur l’ensemble de l’année, pour un chiffre d’affaires désormais inférieur à 80 millions de dollars.

Avec RealTimes et Kontxt, RealNetworks fait ses premiers pas dans l’intelligence artificielle et le deep learning (apprentissage machine). Une orientation qui se confirme en 2018, avec le lancement d’une plateforme de reconnaissance faciale, SAFR, elle-même basée sur l’intelligence artificielle, qui peut identifier des millions de visages en temps réel. Une filiale locale introduit SAFR en Inde au mois d’août. Au mois d’octobre, un accord de distribution avec la compagnie brésilienne Seventh, spécialisée dans la vidéosurveillance, lui ouvre les portes du marché latino-américain. Dès la fin de l’année, Net One Partner, spécialiste nippon de la sécurité, se charge de l’introduire auprès d’industriels japonais susceptibles de l’intégrer à leurs dispositifs.

Alors que son chiffre d’affaires a été divisé par dix en dix ans, et qu’il réalise encore une perte de 25 millions de dollars en 2018, le pionnier du streaming RealNetworks semble avoir enfin touché le fond, et être fin prêt à rebondir. 37 % de ses revenus proviennent encore des abonnements à ses services délivrés sur mobile, et 30 % proviennent des ventes à l’unité ou des abonnements à ses casual games. Mais les lancements de RealTimes, de Kontxt, de Realmedia HD et de SAFR promettent de booster ses revenus en provenance des licences B2B, qui n’ont pesé que 14 % de son chiffre d’affaires en 2018. Et le périmètre de ses résultats financiers va s’étendre dès 2019, grâce la reprise de contrôle de Napster.

La plateforme de streaming musical est en train de réussir son repositionnement. Toujours présente sur un marché B2C qui promet de passer de 185 millions d’abonnés aujourd’hui à plus de 850 millions en 2030, selon une prévision de Goldman Sachs, elle est parvenue à assurer ses arrières en se positionnant sur le marché B2B des services de streaming en marque blanche, dont la banque d’affaires estime que le volume d’affaires dépassera le milliard de dollars d’ici trois à cinq ans. Au mois de janvier 2019, RealNetworks décide de doubler sa participation dans Napster en rachetant les parts de Columbus. Désormais actionnaire à hauteur de 84 %, il en redevient propriétaire.






Dès le premier trimestre 2019, la compagnie va de nouveau consolider les résultats financiers de la plateforme de streaming dans les siens, ce qui devrait multiplier par trois son chiffre d’affaires annuel, au-delà de 210 millions de dollars. Les bénéfices réalisés par Napster en 2018 n’auraient pas compensé la totalité des pertes nettes de RealNetworks, mais ses pertes opérationnelles n’auraient plus été que de 4 millions de dollars, au lieu de 24. Vingt cinq ans après sa création, et au terme d’une traversée du désert qui aura duré plus de dix ans, RealNetworks, qui fut l’une des toutes premières start-up d’Internet et posa la première pierre de l’industrie du streaming, semble enfin sur le chemin de parvenir à établir une rentabilité durable de ses opérations. Sa capitalisation boursière, de l’ordre de 100 millions de dollars en 2019 quand elle fut de près de 3 milliards au plus fort de la bulle Internet ne reflète pas encore cette évolution. Elle pourrait avoir plus que doublé en 2020, estiment les analystes, et atteindre près de 250 millions de dollars. Ce sera toujours cent fois moins que celle de Spotify aujourd’hui.



Résultat financiers de Napster en 2018



Philippe Astor