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Live disrupté : 3 tendances et quelques pistes

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Interdit, l’univers du spectacle subit actuellement une commotion sans précédent. Pire, au-delà de l’écroulement de son économie, son rôle de médiation est disrupté par une explosion du livestream d’artistes confinés. Il doit maintenant pouvoir puiser dans toutes ses valeurs authentiques pour accompagner et non subir ce bouleversement.



un live avant le covid
(c) William White


C’est cet espoir qui fait réagir Emily GONNEAU, fondatrice d’Unicum Music (label/édition/management), de l’agence Nüagency, et du dispositif La Nouvelle Onde, maîtresse de conférences associée à la Sorbonne et autrice aux éditions de l’IRMA du guide L’Artiste, le Numérique et la Musique.

Par Emily GONNEAU

Emilu Gonneau
(c) Emily GONNEAU

Sans crier gare, tout a changé pour les artistes et la filière musique toute entière. En près d’un mois de confinement, le livestream est devenu le symbole de ce nouveau paradigme : les lieux sont fermés, le public assigné à résidence et les artistes privés des rendez-vous physiques avec leur public.

Beaucoup de choses brillantes ont déjà été écrites sur le sujet, du changement nécessaire de modèle aux enjeux de la monétisation de cet outil, en passant par un recensement d’initiatives et plateformes déjà existantes ici et , jusqu’à la forme que ce nouvel écosystème pourrait prendre pour combler l’absence de droits actuels.

L’idée ici n’est donc pas de revenir dessus mais plutôt de détailler quelques réflexions naissantes à partir de deux constats récents qui m’interpellent. Avec comme fil conducteur un principe éternel à l’œuvre : volume vs valeur (on ne dirait peut-être pas comme ça mais je vous promets que vous allez comprendre).

Covid is the new Internet

Bien sûr qu’il y a des différences, mais l’impact du Covid sur le spectacle vivant est sensiblement le même que le numérique a eu sur la musique enregistrée.

Un bouleversement complet des usages. La perte de contrôle des producteurs sur ce qu’ils avaient financé. Une expérience dégradée néanmoins gratuitement accessible partout dans le monde en même temps. La fin des frontières géographiques et de temps. Des formats plus courts. La disruption sans précédent d’une industrie bien huilée. Un modèle économique rendu complètement caduque. À chacun sa ligne Maginot, mais reconnaissons au spectacle vivant l’impossibilité d’imaginer et encore moins de se préparer à un tel tsunami (contrairement au disque mais c’est une autre histoire).

Un autre parallélisme : l’étude de rentabilité et le calcul du point mort (je vous promets que c’est plus funky qu’il n’y paraît).

Repartons de ce qui s’est passé pour le disque. Si l’on compare la rentabilité d’un CD par rapport au streaming, on pourrait résumer les choses ainsi :
Le CD coûte plus cher (fabrication + SDRM à 9,009 % du PGHT multiplié par le nombre d’unités pressées). Ses marges par unité vendue sont faibles en pourcentage mais élevées en valeur (celle-ci se chiffre en euros).
Le streaming quant à lui ne coûte rien (ni pressage ni SDRM). Ses marges par unité sont à l’inverse élevées en pourcentage mais faibles en valeur (ce chiffre a beaucoup de zéros avant même d’arriver à la virgule après zéro).
Donc le point mort s’est déplacé avec le numérique : les coûts sont plus bas, mais le point mort arrive plus tard du fait de la faible valeur de chaque unité. Volume/valeur, donc. Toute la question est de savoir comment doser ses investissements et arbitrer leur timing au regard de sa trésorerie.

C’est un peu la même chose pour le livestream par rapport à un concert. À cela près que le premier ne coûte certes quasiment rien, mais l’absence d’infrastructure de cet écosystème balbutiant ne permet pas d’anticiper le moindre revenu, aussi négligeable soit-il.

Ce qui nous amène à la question sous-jacente de tout cela : dans quelle mesure sera-t-il vraiment possible de créer une économie autour du livestream ? Car la question ne peut se réduire aux coûts que le numérique permet d’économiser (que ce soit pour les artistes, producteurs ou encore le public). On l’a bien vu avec l’exemple du CD un peu plus tôt.

Aucun écosystème n’a réussi à passer du tout physique au tout numérique du jour au lendemain. À chaque fois, les formats ont appris à se partager le marché sur une longue période (une à plusieurs décennies), la courbe de leur répartition s’inversant au fur et à mesure qu’évoluaient les usages.

Ainsi, quelles que soient les habitudes prises en ce moment, il n’est pas déraisonnable d’imaginer le livestream survivre au déconfinement et voir des formats physiques et numériques de concerts coexister.

On peut néanmoins supposer que les solutions et nouveaux systèmes créés autour du livestream seront d’autant plus viables et durables au fur et à mesure que la fermeture des salles et festivals se prolongera et que les pertes (financières et humaines) subies s’aggraveront.

Il faut que tout change pour que rien ne change

Emily GONNEAU

La fascination pour le livestream semble avoir acté dans les esprits la désintermédiation définitive des professionnels du spectacle : mais est-ce si sûr ?

Ceux qui concluent bien précipitamment que le live est mort oublient un peu vite comment les labels ont été enterrés vivants en leur temps avec l’arrivée d’Internet. Et pourtant. Ils sont toujours là et en meilleure forme que jamais (l’impact du Covid sur eux est un tout autre sujet). La mue vers le numérique a été plus douloureuse pour les plus gros d’entre eux : il n’est jamais aisé de se détourner d’une configuration dans laquelle on règne en maître sur le marché, quand bien même celui-ci s’effondre sous nos yeux. La domination n’a jamais incité qui que ce soit à vouloir le changement, a fortiori même à imaginer un monde différent. Pourtant leur position passée a donné aux plus gros labels une meilleure assise pour traverser une époque compliquée et négocier une place à la table des nouveaux patrons (et des parts dans les sociétés qui façonnaient le futur au passage). Les plus petits ont certes été plus curieux, agiles et créatifs mais le nerf de la guerre reste l’argent, ce qui les a pour la plupart obligés à des choix difficiles, dont la cession ou la fermeture du label.

Des mouvements similaires sont déjà redoutés par les acteurs du spectacle vivant en France et la très récente prise de participation au capital de Live Nation du Prince Mohammed Ben Salman d’Arabie Saoudite (500 M$ pour 5,7 % des parts) confirme le bien-fondé de ces craintes et nous n’en sommes qu’au début.

La tectonique des plaques du live risque fort de se faire sentir à tous les niveaux et nous oblige à modéliser des cas concrets.

Du côté des formats, verrons-nous des concerts en livestreaming réunissant des millions de fans moyennant de micropaiements devenir la règle et non l’exception ? Certains rassemblements, triés sur le volet et de très petite taille afin de respecter les consignes de sécurité, seront-ils autorisés et possibles moyennant un prix du billet sensiblement plus élevé pour refléter la rareté de cette expérience ? Des configurations comme celles des Victoires de la musique classique vont-elles devenir la norme avec deux publics totalement distincts à convaincre (le concert en salle réservé aux membres de la profession à quelques exceptions près pour les partenaires et gagnants de jeux concours, tandis que le grand public assiste au concert en direct sur leurs écrans gratuitement mais sans pouvoir côtoyer le milieu) ? Quid encore de lieux conçus pour accueillir plus de 5 000 personnes à la fois (Zénith, arènes) ? Seront-ils obligés de recalibrer leur vocation entièrement loin de l’accueil de masse ou sont-ils les mieux placés pour créer des expériences hybrides (physiques et numériques) ? Quel avenir pour des lieux mythiques prisés pour le lâcher-prise qu’ils permettent ? Nous imaginons-nous danser à Berghain dans des cases de 2 mètres carrés, l’entrée conditionnée par le port du masque et une température acceptable ? Quelles seront les nouvelles équations financières pour les organisateurs d’événements, tant sur le plan des coûts liés à la sécurisation sanitaire de leurs équipes et des publics, afin de convaincre ces derniers de se déplacer ? Côté sponsors, toutes les marques ne souhaiteront ou ne pourront plus occuper le terrain. Jusqu’où les campagnes s’adapteront-elles aux formats différents (physique, numérique, hybride) du concert auquel les annonceurs souhaiteront s’associer ? La liste est tout sauf exhaustive.

Back to basics

Les principales étapes et composantes d’un spectacle ne vont pas disparaître car elles sont toujours nécessaires. Seulement, elles appellent une configuration différente, adaptée aux attentes transformées du public. Parlons-en, justement, puisque c’est toute l’expérience du live qui se trouve bouleversée.

Pré-Covid, le set de l’artiste était sensiblement le même tous les soirs puisque le public changeait à chaque fois. Maintenant que tout le monde peut assister à un livestream, le morcèlement des publics selon l’endroit où ils se trouvent géographiquement n’a plus cours, induisant de nombreux changements importants. Ainsi, les artistes habitués aux petites et moyennes jauges jouent désormais potentiellement devant des milliers (millions) de personnes, des fans pouvant décider d’assister à l’intégralité de la tournée de leur artiste préféré sans s’inquiéter de leur budget.

La pression pour se distinguer du lot en proposant quelque chose d’unique a commencé à se faire sentir pour les artistes. On leur demande déjà des formats uniques, voire exclusifs, quand bien même ils ne seraient qu’au début de leurs carrières avec un nombre de titres dans leur besace (rodés ou inédits) encore limité par la force des choses. Même si l’on prend comme exemple une petite tournée d’une quinzaine de dates, ce rythme pour les artistes n’est ni humain ni tenable. Surtout, il n’a aucun sens.

Nous voilà dans une impasse : celle de penser que la singularité de l’expérience live ne repose que sur les œuvres jouées en elles-mêmes, d’une part, et sur le fait qu’elle soit accessible, d’autre part. C’est ignorer la délicate alchimie nécessaire pour que la magie opère, la puissance du sentiment d’appartenance qui se crée par le vécu aux côtés de personnes réunies dans un même lieu autour de la même personne, la fascination pour l’artiste et sa manière de s’incarner sur scène, la conscience aiguë de la part du public d’être le témoin privilégié d’un moment rare, et l’acceptation de l’éphémère et de la finitude, la force du choix assumé de ce concert plutôt que tous les autres.

Or comment recréer cela en ligne ? Aux évidences (décor contraint, moyens sommaires, formats limités) s’ajoutent la frustration d’une interaction dégradée et des aléas de connexion. De la même manière que le disque a dû trouver la réponse à la question « How do you compete with free? » imposée par l’irruption du numérique, le live devra à la fois répondre à la même question.

Et de réimaginer ce qui fait la valeur d’un concert, puisque le spectacle vivant est désormais privé de ce qu’il prenait pour acquis : la présence du public. On a beaucoup parlé du concert de Travis Scott sur Fortnite mais le plus intéressant se trouve du côté d’expérimentations plus spontanées réalisées avec les moyens du bord, telles que les live sets tous les soirs de la DJ lesbienne Barbara Butch sur zoom par exemple.

Rendre humain et insuffler de la valeur à un concert en ligne quelque que soit le budget, et sans forcément passer par la réalité virtuelle ou autres technologiques lourdes, voilà un défi de taille.